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Sandrine Vignon : Quel âge avez-vous ?

Mathieu Tremblin : 31 ans.

SV : Quelle ville / quartier habitez-vous ?

MT : Arles, intramuros. Avant à Rennes, pendant dix années dans l’hypercentre et deux années dans un ancien quartier populaire.

Quel est votre nom d’artiste ? pourquoi ?

MT : Mon vrai nom, j’ai utilisé un pseudonyme auparavant – celui que je signe quand je fais du graffiti –, il me servait aussi pour identifier des travaux graphiques ou illustratifs inspirés par le graphisme vernaculaire que j’ai laissé de côté pour me concentrer sur des propositions plus de l’ordre de l’activisme ou de l’intervention urbaine.
Les Frères Ripoulain c’était une nécessité pour se situer à la croisée de deux scènes, graffiti et art contemporain, sur la période où nous faisions de la peinture murale et où nous avions envie de poser de manière autofictive ce projet particulier dans la tradition des peintres en lettre.

SV : Depuis quand pratiquez vous ?

MT : J’expérimente différents médiums depuis 1999. Même si j’ai mis en œuvre quelques projets de qualité avant, je considère que ma pratique est devenue sérieuse en 2006, notamment avec le démarrage de ce duo mais aussi avec le travail en collectif avec les membres du BIP. Mon premier site personnel date de 2004 – La peinture à l’ancienne, sorte de site univers qui mêlait des travaux de divers registres à des enquêtes urbaines, vernaculaires et graffitiques –, ce n’est qu’en 2009 que je suis parvenu à circonscrire mon univers et à rendre lisible ce qui relevait d’une pratique artistique singulière pour laquelle il devenait important de communiquer.

SV : Comment êtes vous arrivé au street-art ou à l’art de rue ? (graff, tag, pochoirs, installation…) Quel était le contexte de la première fois ?

MT : Quand j’étais enfant, au Mans je projetais sur le territoire (jardin public labyrinthiques et quartiers patchworks architecturaux) des histoires rocambolesques au coin de la rue (les fictions où les enfants sont les héros comme Wargames ou les Goonies ou même le Alice aux Pays des Merveilles dont j’étais fan en sont probablement la cause). Plus tard adolescent j’ai découvert des artistes comme Georges Rousse ou Andy Goldworthy dont les sites d’intervention m’impressionnaient. Dans les premières années à l’université, j’ai arpenté et photographié avec des amis beaucoup de friches et de bâtiments abandonnés à l’invitation de David Renault qui connaissait Rennes comme sa poche. Nous faisions de la veille urbaine, en quête de nouveaux espaces à découvrir. Et puis à force de voir David et d’autres prendre énormément de plaisir à poser des tags sur le trajet d’un lieu à l’autre, à partir en mission parfois dans la nuit pour faire une peinture, j’ai été curieux et j’ai voulu m’essayer au graffiti – j’avais une attirance pour le graphisme et la calligraphie.
Donc j’en suis arrivé à pratiquer le graffiti avec motivation. Dans le même temps, parce que j’étais à l’université j’avais découvert Robert Filliou et son idée de mélanger l’art à la vie et les théories urbaines ludiques des Situationnistes ; cette pratique m’ouvrait de nouveaux horizons pour expérimenter la ville et la vie.
Mais elle est toujours méprisée par le pouvoir, les médias et la plupart des intellectuels – probablement parce que infantile, sauvage et sans concession ou à cause de l’avènement du policé et marchand street-art. Je ne sais pas ce qu’est l’art de rue. Pour moi ce terme à toujours été affilié sinon au spectacle vivant, aux gens qui font des bolas et autres cracheurs de feu. C’est très désuet et kitsch ce terme – ça me renvoie aussi à la chanson nostalgique de la Fonky family Gloire à l’art de rue et à tout cet univers de gangsta rap avec les embrouilles, la drogue et la street credibility. À part à Los Angeles, avec le style Cholo, graffiter n’a jamais été autre chose qu’un jeu territorial et stylistique ; pas une guerre avec des gangs – bien sûr du fait de l’exportation de la figure du bad boy, nombre de groupe on corroboré et travaillé l’image que les mass médias projetaient… Le graffiti, ça reste de la peinture.
En ce qui concerne ma pratique, je me considère comme graffiteur et comme artiste ; je fais de l’art et c’est parfois aussi du graffiti – pas forcément du graffiti à l’américaine. La différence est simple quelqu’un qui réalise une inscription sur un mur est un graffiteur – les enjeux et la reconnaissance sont dans la pratique, peu importe la qualité de ce qui produit. Faire de l’art, c’est proposer des formes inédites ou emprunter des formes existantes pour partager un discours, un questionnement. L’artiste est celui qui persiste dans cette voie. Je fais des actions ou des interventions urbaines, parce qu’elle relèvent d’une tension entre urbanité (exercice de liberté individuelle) et urbanisme (planification globale des usages). Et il y a déjà pléthore de termes dans l’histoire de l’art qui ont nourrit cette expérience artistique terminologiquement. Mon art est urbain par choix, il investit la ville pour ce qu’elle a de plus particulier en tant qu’espace pragmatique, symbolique, économique, il ne vient pas de la rue par défaut, comme un pratique artistique du gentil sauvage. Il n’appartient pas à un genre, il a un caractère lié à une recherche de relation contextuelle pertinente avec la ville.
Le « street art » c’est le terme qui correspond à une substitution de la signature par un pictogramme ou un système graphique (Olivier Stak/RJ Rushmore). C’est très limitatif, Zevs, Space Invader, London Police, et c’est un genre graphique qui se pratique – l’ambiguité de ce terme vient de ces acteurs fin 1990 qui cherchaient un autre terme que ceux existant pour valoriser leur travail et éventuellement pour le vendre. L’exposition Street Art organisée par Agnès B à la galerie du Jour en 2001 a entériné cette étiquette stylistique et marchande. Et c’est navrant mais ce qui fonde le Street Art n’est aucunement une pertinence contextuelle, mais plutôt une capacité à développer un travail de communication virale tautologique.
La première fois, sérieuse, j’ai été arrêté par la police pour des tags. Je m’en suis bien sorti, parce que justement c’était la première fois. Cela m’a fait réfléchir aux implications de l’art légal ou illégal dans la ville. Et j’ai continué avec l’envie de conserver ma liberté d’agir. Prendre des risques, éventuellement investir la propriété privé, mais à desseins, avec tous les enjeux politiques que ce geste implique. Je suis un fervent défenseur du tag et du graffiti politique pour le rapport spontané, ludique et digressif qu’ils induisent dans notre cheminement quotidien. Et le graff décoratif avec son challenge stylistique besogneux m’ennuie profondément.

SV : Aujourd’hui, comment pratiquez-vous ?

MT : Je marche beaucoup. Une expérience de la ville à échelle humaine permet une certaine justesse quand on souhaite implanter une œuvre dans l’environnement urbain. Je suis toujours en recherche de spontanéité, de petits détournements discrets qui jouent ou se jouent des aléas avec une totale économie de moyens. Et dans le même temps lorsque j’observe la ville, la manière dont les citadins se comportent, dont les travailleurs de la voirie travaillent, dont la mairie communique ou dont les commerçants marquent l’espace, des idées de projets plus construits et préparés me viennent.

SV : Dans quels lieux ?

MT : Je n’ai pas de lieu privilégié. Soit j’ai une idée issue d’une analyse de l’urbain et je cherche un site qui se prête à son développement, soit je découvre un lieu, généralement avec son histoire propre et j’improvise une intervention qui interagit spécifiquement avec celui-ci.
Il s’agit donc parfois d’espace en friche, abandonnés ou délaissés urbain, comme il peut s’agir du cœur de ville. Je m’abstiens d’intervenir dans les espaces où mon action serait perçue par les habitants comme nuisance à leur qualité de vie avant d’être comprise pour elle-même.

SV : Avec quels moyens ?

MT : C’est le lieu et l’idée qui définissent les moyens. Détournement, graffitage, installation, performance. Le vandalisme autant que la délébilité peuvent être des moyens s’ils font sens – une intervention dans la ville est par définition entropique et voué à la destruction.

SV : Choisissez-vous le lieu au préalable ? si oui, comment ciblez-vous les espaces propices ?

MT : Cela dépend de l’intervention, des conditions qu’elle nécessite. Pour prendre un exemple récent, je comptais lâcher un crocodile gonflable dans les égouts de Strasbourg et arrivé sur place j’ai trouvé que l’Ill – anciennes douves du centre historique de la Petite France –, ferait autant sens.

SV : Vos actions sont-elles organisées ? seules ? Si non, avec qui ?

MT : Cela dépend de l’envergure de celles-ci. Je n’ai pas d’ambitions démesurées concernant l’action urbaine. Je ne crois pas au the-bigger-the-better systématique. Je préfère le rapport de pertinence au spectaculaire.
Je suis de fait assisté par des amis quand cela est nécessaire.

SV : Avez vous des liens avec d’autres artistes ? quelle est la dimension éventuelle de votre réseau…

MT : J’ai découvert grâce à Internet un réseau de praticiens audacieux qui contrastait avec la scène locale et nationale qui était très conservatrice et fermé d’esprit fin 90. J’échange beaucoup avec des artistes qui font des interventions semblables aux miennes. C’est un moyen de se sentir moins isolé ; quand on préfère ne pas sacrifier l’exigence artistique à une reconnaissance commerciale, c’est important de rencontrer d’autres acteurs qui vous disent « c’est possible » ou « c’est important ». Un artiste a vite fait de tomber dans la facilité et devenir esclave de sa propre pratique, réduit par le marché à une recette qu’il répète encore et encore.
Il y a une confusion concernant l’art entre la reconnaissance institutionnelle (tardive parce que nécessitant du recul), la starification d’un artiste par le marché et la recherche artistique en phase avec des enjeux sociétaux actuels (par essence toujours en cours de transformation donc difficilement identifiable puisqu’elle ne reconduit pas les modèles anciens). Et ces échanges permettent des remises en question et des débats fondamentaux qu’on peut trop rarement discuter avec les acteurs institutionnels obligés par des impératifs rentabilité en terme de consommation culturelle.

SV : Les street-œuvres que vous avez crées sont-elles en rapport avec le lieu ?

MT : D’une manière ou d’une autre, oui. Il me semble inenvisageable d’ignorer le contexte et de reconduire indifféremment la même forme de ville en ville.
Je n’emploie jamais le terme de « street-œuvre ». Je fais des interventions, des actions, des œuvres en somme. Pour moi il n’y a pas de hiérarchie à faire entre un objet-œuvre en galerie ou une intervention urbaine. Seule le sens et la qualité propre à chacune en regard du contexte importent.

Sv : Font-elle échos à celui-ci ?

MT : Certainement, parfois mes œuvres ne sont d’ailleurs compréhensibles sans faire une expérience de l’œuvre en vrai, car le contexte est trop complexe pour se résumer à une image ou à une vidéo sauf à réaliser un petit documentaire – ce qui ne ferait pas particulièrement sens en regard de la légèreté de l’œuvre.

SV : Le street-art est plus ou moins éphémère, gardez-vous une trace de vos créations ?

MT : La durée de vie de l’art dans l’espace urbain est nécessairement tributaire des aléas. La documentation permet une autre forme de prise avec le réel, une empathie et un recul sur un temps de production urgent et pas forcément confortable. Lorsqu’on capture son propre travail, c’est en quelque sorte une mise à distance symbolique, l’œuvre ne nous appartient plus, elle appartient à l’espace public. A minima c’est une photo souvenir sans valeur. A maxima un objet discursif sur le processus créatif et/ou sur le contexte.

SV : Et comment ?

MT : Photographie, vidéo, film documentaire, dessin, texte, cela dépend de l’urgence et des conditions. Pratiquer dans la rue nécessite de plier son quotidien au rythme de la ville. De fait la forme de la documentation est par défaut liée aux conditions de réalisation. Je ne vais pas attendre d’avoir de l’éclairage ou une caméra suffisamment sensible si j’ai besoin justement d’obscurité complète pour une intervention et si en plus le support – mettons une friche – peut être détruit du jour au lendemain. Parfois l’opportunité se présente de donner plus ou moins d’envergure à la captation de ce qui se passe. Seulement, il me semble essentiel que la documentation n’aliène pas le processus. Cette incomplétude de la trace est essentielle pour ne pas tomber dans une expérience de l’œuvre par procuration, mais pour motiver le déplacement, l’envie d’aller sur le terrain. D’où la nécessité de ne pas reconduire la fétichisation à outrance de la trace au détriment de l’expérience.

SV : Faites-vous attention au travail d’un autre, gardez-vous en une trace ?

MT : Chaque expérimentation, documentée ou non, est une étape dans la prise de conscience des modalités de pratiques de la ville. Avec l’observation de ceux qui interagissent avec le territoire volontairement ou non, j’acquiers une acquitté, j’apprends à anticiper ou réagir aux surprises bonnes ou mauvaises que réserve la pratique. Il en va de même en portant attention à ce que d’autres font, à une échelle locale ou mondiale.

SV : Si oui pourquoi ?

MT : Il y a eu en France, sous couvert de graffiti soi-disant underground ou du moins marginal, un phénomène d’aniconicité ou par mimétisme avec l’esprit gangsta un mutisme de la part des acteurs. Il me semble essentiel de communiquer sur les tenants et aboutissants de la pratique de l’espace urbain.
La politique outrancière de répression du graffiti, du tag en particulier, est une conséquence indirecte de ce silence ou de cette discrétion des graffiteurs. Parce qu’ils ont laissé les médias et leurs détracteurs occuper le terrain et leur façonner une image d’ennemi public – alors que paradoxalement ce sont peut-être ceux qui investissent le plus l’espace dans ce qu’il a de public. Leur expression en tant que telle (pas en tant que phénomène d’un mal être adolescent) a été méprisée par la plupart des universitaires pendant une vingtaine d’années. Et la seule place que le milieu de l’art a bien voulu lui réserver a été celle du produit dérivé destiné au marché – une peinture sur toile, un objet décoratif d’intérieur qui masque et stérilise les vrais enjeux du graffiti soit une dématérialisation de l’œuvre, une appropriation citoyenne de la ville.
Mais avec la visibilité que ce terme commercial, « street art », apporte aujourd’hui à toutes les pratiques urbaines, nombre d’acteurs conscients sortent de l’ombre et renversent ces logiques en continuant d’agir sans compromis.

SV : Pourquoi pratiquez-vous dans la rue ?

MT : Par choix. Au-delà du graffiti ou l’art urbain, je suis intimement convaincu que les seuls enjeux artistiques actuels ne sont pas de l’ordre de l’art pour l’art mais bien de l’art en prise avec la vie et la société. Le succès du « street art » témoigne à juste titre des mutations en cours liées l’horizontalisation des pouvoirs et au déplacement in vivo du modèle de commentaire et d’appropriation par l’image que le web 2.0 a permis. Les citoyens veulent de la spontanéité et de la transparence. Le méta-jeu avec l’histoire de l’art et la reconduction de codes ad vitam eternam comme finalité de l’art nous endorment.

SV : Ce choix a t-il une place importante dans vos créations ?

MT : Il fomente des nouveaux rapports au social, à la représentation, au pouvoir. Des rapports qui semblent évidents à tout un chacun parce que les référents sont liés à un vécu urbain et non à une généalogie historienne des formes artistiques. Non obstant le fait que les œuvres puissent être comprises par le milieu de l’art, leurs impératifs premiers n’étant pas un plaisir formel (voir une complaisance) mais une prise avec le réel, leur lecture génère parfois des incompréhensions statuaires en regard de la fétichisation de tel ou telle trace. Mais la raison de cette fétichisation est bien connue depuis les années 60 ce besoin d’objet-trace est l’expression d’un désir de rareté, spéculatif et conservateur. Comme le disait si bien Asger Jorn (pilier des Lettristes et des Situationnistes) : « Il n’existe pas des styles différents et ils n’ont jamais existé. Le style est l’expression d’un contenu bourgeois et on appelle goût ses diverses nuances. […] On ne peut isoler aucune expression artistique en se fondant sur sa forme car il s’agit uniquement de moyens différents mis en oeuvre dans un but artistique commun. »

SV : Les pierres angulaires d’une pratique artistique urbaine intègre avant tout le public, le don et l’éphémère – en somme l’anti-thèse du système artistique traditionnel (galeries et institutions a minima).
Pratiquez vous aussi ailleurs ?

MT : Internet, édition, exposition, tous les champs sont importants. Il s’agit d’être dans la place et d’occuper le terrain. À négliger certains champs disciplinaires, l’artiste en arrive à des contre-sens ou des incohérences. C’est essentiel de maîtriser les tenants et aboutissants de chaque contexte pour déplacer au besoin les modalités de sa pratique et qu’elle continue à questionner le contexte. Rien n’est plus absurde qu’un artiste qui déplace une proposition de l’espace urbain – factuellement complexe et socialement connoté – à l’espace d’exposition – prétendument neutre et historiquement connoté – sans tenir compte de la différence fondamentale de ces deux espaces.

SV : L’objectif est-il d’être vu ?

MT : Non, même si dans la poursuite du graffiti il y a toujours cet idée de l’économie de l’attention en jeu. Elle peut se jouer de manière plus fine que sur un mode spectaculaire, en investissant des niches, des délaissés, des lieux reculés. L’objectif outre celui intrinsèque à l’œuvre, est d’avoir une relation pertinente avec le contexte pour porter un discours avec justesse.

SV : Si oui, par qui ?

MT : En outre, l’espace urbain est un espace de projection, qui confère à toute action une forme de théâtralité. Quoi qu’on fasse, il y a toujours quelqu’un pour regarder et poser des question, le moindre geste gratuit et sans fonction, autre que la poétique, bouscule toujours l’ordre des choses dans la ville contemporaine qui confine les usages à la consommation ou au fonctionnalisme. Contrairement au marketing, je n’ai pas de public cible. Même si certaines de mes interventions font références à des faits ou concepts
précis, j’essaie de faire en sorte de que la clé soit liée à une expérience urbaine avec toute la richesse et la variété que celle-ci recouvre.

SV : Pour être vu, y a t-il des lieux de prédilection ?

MT : Si l’objectif est la visibilité, comme pour la publicité, les lieux de passage pour piétons (les zones commerciales ou touristiques) et les réseaux de circulation pour voiture (rocades et zones industrielles).

SV : Avez-vous une stratégie particulière ?

MT : Pas de stratégie, a fortiori, des tactiques en accord avec les objectifs de visibilité et d’invisibilité propre à chaque œuvre.

SV : Les autres « street-œuvres » ont-elle une influence sur l’emplacement des vôtres ?

MT : Sauf à dialoguer avec des graffitis déjà présents (selon les règles de repassage que dicte la discipline), je recherche de préférence des lieux vierges, pour que le message soit équivoque.

SV : Avez-vous déjà effacé d’autres artistes ? Avez-vous été vous même effacé par d’autre ?

MT : Par nécessité pour mon projet Tag Clouds. Mais il s’agit aussi d’une forme d’hommage aux graffiteurs en présence puisque leurs blazes restent lisibles. De fait sur ce projet certains réinterviennent sur le mur pour ajouter leur nom ou repasser ce qu’ils semblent considérer comme une « normalisation/institutionnalisation » de leur forme et non plus comme du graffiti classique dont il devrait respecter les codes.

SV : Quelle importance a cette action de « toyer » à vos yeux ?

MT : Je comprend le côté tribal du graffiti, le respect lié à l’activisme, mais passé le graffiti illégal où il y a des vrais prises de risques, ce sont des chamailleries de cour de récréation. Je suis toujours un peu déçu quand quelqu’un dégrade mon travail trop rapidement – cela génère un méta-discours et mon travail me semble plus opérant quand il est lisible pour lui-même. Mais ce serait de la fierté déplacée de dire que cela a la moindre importance qu’il le soit. Une fois une œuvre dans la rue elle n’appartient plus à son auteur. La dégradation est la première forme de réception/appropriation par le passant, la preuve que la présence de l’œuvre ne l’indiffère pas.

SV : Y a t-il un message derrière vos créations ? Si oui, quel message cherchez vous à faire passer ? Est-ce engagé ?

MT : Faire exister le « public » de l’espace public. Rendre la ville plus poétique et créative. Amener à considérer l’appropriation graffitique de l’espace de manière moins manichéenne…

SV : Votre action a t-elle évoluée, changée depuis vos début ?

MT : Je cherche à aller vers plus de spontanéité et de simplicité. Faire en sorte que mes propositions ne soient pas identifiées comme art mais comme anomalies pointant l’absurdité de certains aspect du système.

SV : Votre démarche comment la définiriez-vous ? Y a t-il une dimension politique dans votre travail ? Y a t-il une dimension poétique ? autre ?

MT : Il y a une dimension politique mais elle apparaît au corps défendant de mon travail. Le politique surgit toujours où on l’attend le moins. Une œuvre politique à desseins enfonce des portes ouvertes. Une dimension poétique ou sociale peut advenir si elle fait sens.

SV : Que pensez-vous des autres pratiques du street-art que la votre ?

MT : Ne me considérant pas comme « street artiste », la seule chose que je puisse dire concernant le « street art », est qu’il est trop souvent décoratif et stérile. Un avatar de la société marchande et libéraliste dans laquelle nous évoluons. Le potentiel subversif de cette pratique est largement sous-exploité par ses acteurs carriéristes. « Ils nous vendent des idoles, nous voulons des héros » comme dirait Michel Cloup du groupe Experience.

SV : Avez-vous des pairs ? des références ? un « mentor » ?

MT : Des artistes, des penseurs et des activistes : les Situationnistes, Robert Filliou, Lawrence Weiner, Gilles Mahé, Gianni Motti, Hakim Bey, Pierre Bourdieu, Anne Cauquelin…
J’ai des partenaires réguliers et amis : les photographes du BIP, Philémon, Jiem, Mardinoir, Jérome Dupeyrat, Alain Bieber, Vladimir Turner qui sont mes premiers interlocuteurs. Et enfin des européens avec qui je partage les mêmes valeurs : Tony Weingartner, The Wa, Brad Downey, Akay, Adams, Javier Abarca, Evan Roth…

SV : Savez-vous comment est perçu votre œuvre ? Par le milieu ? Par les passants ?

MT : J’ai des retours immédiats – plutôt positifs en général – des passants quand je réalise des interventions. Je ne cherche pas à ce qu’elles soient perçues comme art d’ailleurs donc je ne les signe pas. Et quand on me demande pourquoi je fais cela, j’expose mes intentions.
Comme mes œuvres ne sont pas spectaculaires, les documentations de celle-ci ne génèrent pas forcément une adhésion immédiate. Au mieux, ce sont mes propositions les plus humoristiques qui génèrent du suffrage. Reste dans le champ artistique classique, artistes, critiques, commissaires d’exposition dont les pratiques sont dans des enjeux actuels de l’art, qui sont sensibles à mon travail.

SV : Cherchez-vous la reconnaissance ? Si oui de qui ? Est-ce important pour vous d’être reconnu ?

MT : Ce serait de la fausse modestie de dire que je ne cherche aucune reconnaissance. Je cherche à diffuser mon travail parce que je pense que certaines propositions ouvrent des perspectives, travaillent notre rapport à la ville. Je ne cherche pas à ce que les gens l’aiment parce que c’est moi qui l’ai fait.
J’agis dans la ville parce que c’est ce que je fais de mieux. C’est un besoin viscéral, c’est quand j’interviens que je me sens vivre. En regard de cela la reconnaissance n’a pas d’autre importance que celle d’avoir l’opportunité de vivre mieux et de pouvoir continuer à pratiquer librement.

SV : Qu’est-ce qui défini pour vous un bon ou un mauvais street-artiste ? Y a t-il un critère de sélection ?

MT : La reconnaissance mass médiatique est assurément un symptôme de simplicité ou d’efficacité de l’œuvre mais trop souvent de médiocrité voir de nivellement par le bas car d’adhésion aux codes d’énonciation du Spectacle génère rarement un sens critique.
Un « street artiste à succès » reconduit les stratégies libérales et spéculatives du marketing en vogue dans les médias de masse et la société de consommation et est encensé pour cela. JR ou Shepard Fairey en sont les exemples parfait, l’un pour l’esthétisation d’un misérabilisme post-colonialiste et l’autre pour le recyclage de toutes les iconographies révolutionnaires.
Du reste, je ne pense pas qu’il y ait de bons artistes ou de mauvais artistes. Plutôt des œuvres pertinentes, complaisantes ou commerciales. Et leur appréciation ne peut être que contextuelle en fonction du lieu où elles sont diffusées.

SV : L’illégalité a t-elle une influence dans votre travail ?

MT : Non. Légalité ou illégalité sont des conceptions relatives aux législations des pays et aux statuts sociaux de ceux qui agissent. Je ne cherche pas la défiance ou la provocation envers le pouvoir. Je trouve cela stérile et je préfère le dialogue ou la controverse au conflit. Le vandalisme comme l’autorisation doivent être des moyens pas des fins.
Disons qu’en tant que tagueur, je n’ai pas de rapport fétichiste à la propriété. J’aimerais que la ville soit un espace partagé par tous, mais je la vois comme un décor, fort d’enjeux symboliques et marchands auquel le citoyen qui en est la cible n’est pas invité à participer autrement que comme consommateur. Si cela fait sens d’intervenir sur un site je ne vois pas en quoi le fait que cela soit légal ou illégal changerait l’œuvre. J’assume les conséquences de mon travail et je ne me cache pas pour le mettre en œuvre.

SV : Avez-vous déjà répondu à une commande officielle en tant que street-artiste ? Si oui pourquoi ? Si vous avez refusez ou que vous refuseriez dans un futur, pourquoi ?

MT : En tant qu’artiste, oui. Les conditions et les ambitions du projet étaient justes et en phases avec mes valeurs. Et j’avais candidaté à l’appel d’offre donc je savais à quoi m’attendre a minima.
Je refuserais une commande dont la finalité est décorative et ostentatoire si on m’invite en prétendant que je vais avoir une carte blanche – ce qui est très souvent le cas dans une commande officielle.

SV : La légalité change-t-elle la pratique ?

MT : voir ci-dessus.

SV : Que pensez-vous des street-artistes qui rentrent dans les galeries ou musées ?

MT : L’institution muséale a pour fonction de trier le bon grain de l’ivraie. C’est normal qu’elle se questionne sur la conservation du graffiti et de l’art urbain. Seulement ces formes sont territorialisées – de l’ordre du patrimoine immatériel. L’institution n’a pas intégré le changement de paradigme lié à ces pratiques. Et la starification ou la complaisance marchande de certains acteurs ne l’aide pas à y voir plus clair.
Concernant l’entrée de certains street artistes en galerie, ce n’est plus une question d’art mais de commerce, alors pour la plupart, c’est la « croûte » au lieu de la marque de t-shirt. Ce n’est pas un débat très intéressant car si leur travail peut être transféré illico presto sur toile sans perdre tout son sens, c’est qu’il ne devait avoir beaucoup de sens dans la rue.

SV : Y a t-il une différence pour vous entre exposer et pratiquer à l’extérieur ou à l’intérieur ? Laquelle ?

MT : Une différence fondamentale sauf à se positionner dans une perspective classique, moderne ou spéculative. Ce sont des espaces étrangers, avec des histoires propres et des modalités de lectures antithétiques – l’un de l’ordre de l’immédiat, l’autre de l’ordre de la médiation.
Si mes œuvres dans un espace d’exposition traitent des mêmes préoccupations que celle dans l’espace urbain, elles n’en ont pas pour autant les mêmes formes. Elles jouent avec les codes propres à cet espace et à son histoire. Penser pouvoir subvertir les règles implicites du White Cube ou du marché est un absurdité totale ; l’histoire de l’art regorge d’exemples d’artistes qui se sont mordus la queue. Faire de l’argent et faire de l’art sont résolument des choses différentes. Le prix d’une œuvre n’est pas un gageure de la qualité artistique et ne le sera jamais.

SV : Comment vous voyez vous dans 10 ans ?

MT : Aucune idée. Sûrement plus impliqué dans les questions de statut des artistes dans la société. En recherche de solutions pour que conservation ne rime pas avec stérilisation ou spéculation. Encore en phase avec les enjeux actuels de l’art, je l’espère.

SV : La pratique aura t-elle évolué ? Comment la voyez-vous ?

MT : En ce qui me concerne, toujours plus ascétique et viscérale. De l’ordre de l’expérience et de l’expérimentation permanente. La plus spontanée et anonyme possible.
Pour le « street art », je pense que la bulle spéculative aura continué de gonfler. Que les stars de cette discipline seront autant insipides et décoratifs qu’ils le sont aujourd’hui.
J’espère que les vieux médias seront morts, que tout le monde puisse arrêter de vivre par procuration et se faire son propre avis sur ce qui est art ou non.

Entretien avec Sandrine Vignon, Master 2 recherche « Ville, architecture et patrimoine », École supérieure d’architecture Paris-Val de Seine, 27 décembre 2011.


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