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Théo Roux : Bonjour Mathieu, vous êtes artiste-chercheur, directeur artistique et graphiste indépendant. Depuis 2006, vous êtes membre fondateur du duo Les Frères Ripoulain. Comment définiriez vous votre travail ?
Mathieu Tremblin : Je conçois ma pratique artistique comme un exercice de liberté avec pour horizon le dépassement de l’art.
Je privilégie l’expérience in vivo, l’expérimentation et la recherche lorsque je réalise des interventions urbaines, des multiples, des éditions, des installations, des expositions ou des projets collaboratifs.
TR: À partir de 2010, vous avez utilisé le réseau social Twitter comme support de création artistique. Quelle est l’ambition de ce projet ?
MT : L’impulsion originelle est double : d’un côté, un besoin pragmatique de prendre en note des idées d’intervention dans la ville et la découverte du réseau social Twitter, dont le principe de micro-blogging en 140 caractères me plaisait parce qu’il me faisait penser à une contrainte Oulipienne ; de l’autre, l’affection particulière que j’avais pour le travail de Édouard Levé et son ouvrage Œuvres sorti en 2002 chez POL que j’avais découvert l’année suivante par le biais de l’émission de collage radiophonique The Brain qui en faisait lecture. Dans cet ouvrage, il décrit 533 idées d’œuvres qu’il a eu mais qu’il n’a pas réalisé. Cette générosité et cette ouverture à l’interprétation me renvoyaient alors aux collections de statements de l’art conceptuel (en particulier ceux de Lawrence Weiner) mais avec une problématique plus littéraire qui m’avait marqué pour cette capacité à se situer à la croisée de plusieurs disciplines.
Il y a avec ce compte Twitter, un désir impérieux d’expérimenter la dimension programmatique du langage et de l’œuvre, de pousser le lecteur à la pratique : une tentative virale de capacitation.
Cette proposition est survenue à un moment où j’ai pris conscience du décalage qui pouvait exister entre deux postures d’artiste héritées respectivement de la post-modernité pour la première et de la modernité pour la seconde – qui ne me semblait pas tenable en regard de l’essor d’Internet et de l’accessibilité que le réseau permettait en terme de savoirs et de subjectivités. D’une part, la première posture, pragmatique, est celle de l’artiste qui a une connaissance approfondie de l’histoire de l’art et de la réalité spéculative du monde de l’art, en terme de légitimation, de statut social ou de modèle économique. De l’autre, la seconde posture, romantique, est celle de l’artiste qui se maintient délibérément dans une ignorance confortable, de peur de trahir l’intégrité de sa démarche artistique. À partir des années soixante, la question n’est plus celle de la représentation, du style ou de l’originalité, puisque « tout a déjà été fait », mais plutôt de comment faire avec, comment faire différemment ; le matériau est désormais le réel et la possibilité d’avoir un effet direct, de dépasser la question de l’art pour l’art afin ouvrir d’autres perspectives artistiques à travers des expériences. Puisque je rencontrais souvent des artistes ayant cette posture romantique, j’ai voulu apporter une réponse ludique à la question de l’engeance propriétaire et égocentrée correspondant à une définition de l’art datant de la première moitié du XXe siècle.
Comme de nombreux artistes, j’ai ce sentiment que les idées appartiennent à tout le monde, que seuls les choix afférents à leur mise en œuvre concrète et la transformation des subjectivités liées à leur expérience constitue une différence. Que s’il y a occurrence, récurrence ou influence, c’est un signe que plusieurs individus rencontrent une situation similaire, et tente d’y apporter une réponse juste ; cela veut dire qu’ils appartiennent à une communauté d’esprit et plus largement que cette problématique est prégnante dans la société, et que chaque individu contribue en fonction de ses compétences et de son champ de pratique à la résoudre. Au XXIe siècle, la notion d’original n’a plus de sens, dans la mesure où le changement de paradigme que constitue la 3e révolution industrielle – le numérique – a complètement redéfini notre rapport aux savoirs et aux outils qui permettent sinon de les créer, de les appréhender et de les partager. Kenneth Goldsmith, poète appropriationiste américain et fondateur du site Ubuweb qui rassemble, archive et partage des œuvres vidéos d’artiste introuvables, le formule très bien dans son ouvrage Théorie sorti chez Jean Boîte éditions cette année : « Si vous ne produisez pas d’art avec l’intention qu’il soit copié, vous n’êtes pas un artiste fait pour le 21e siècle. »
Cette citation pointe la manière dont les technologies numériques ont redéfini notre appréhension – analogique – du monde à tel point que notre conception même de celui-ci en est bouleversée. La copie est devenue l’original parce que, par exemple, l’usage même d’Internet tient de ce fonctionnement, et il caractérise l’émergence d’un accès à une culture globalisée. Lorsque vous vous rendez sur un site Internet, votre navigateur télécharge tous les contenus de ce site, les copie à l’identique sur votre disque dur, afin que vous puissiez les consulter. Si la copie précède la consultation, la démarche de partage se fond quant à elle dans l’acte de copier et rend caduque l’original. Être artiste au XXIe siècle c’est embrasser le devenir méme de l’œuvre. Je comprends le partage de la pensée ou de l’art sur Internet comme une évolution de l’ordre de la mémétique ; un phénomène de réplication et de variation qui va bien au-delà du numérique puisque celui-ci est à l’origine un terme de génétique, et qu’il constitue en soit pour Susan Blackmore un déterminisme essentiel de notre humanité.
TR : La généralisation des réseaux sociaux, forums, espaces de discussions et de débats en ligne, Twitter en chef de file, préfigurent t’ils l’émergence d’un espace public 2.0 ?
MT : Je pense qu’au contraire, le développement de l’Internet propriétaire par le biais de plate-forme centralisées aux mains de société privées comme les GAFA (Google Apple Facebook Amazon) a bien montré qu’une transformation était en cours, entrainant dans son sillage une re-centrilasation des usages, une réduction du partage à des logiques marchandes et de stockage des données. Le manque de compréhension de la démarche des lanceurs d’alerte comme Edward Snowden par la population ou la faible opposition à la Loi de renseignements (mis à part le comité formé par la Quadrature du net et quelques opérateurs comme OVH) en sont une exemplification dramatique. Un processus est à l’œuvre en Europe (et aux États-Unis depuis bien longtemps déjà) qui va de pair avec une privatisation grandissante de la ville et une disparition des services publics. Ce sacrifice de l’intérêt collectif à des logiques propriétaires se traduit par une libéralisation des rapports humains qui se nourrit de la puissance de la technologie et de ce que Jacques Rancière appelle le capitalisme absolu.
TR : Pensez vous qu’Internet et les nouvelles technologies, en érigeant un nouvel espace d’expression et de communication, permettent un retour de l’engagement et de la participation citoyenne ?
MT : Ils l’ont permis ces dix dernières années, parce qu’ils rendent visible une parole citoyenne dissidente et collective que les algorithmes ne parviennent pas encore à filtrer, et qui peut constituer, au quotidien, une forme de sous-veillance. La mise en réseau progressive de 2000 à 2010 a amené les Internautes à développer quelques réflexes nouveaux, comme aller chercher et vérifier soi-même une information avant de la partager, à envisager des solutions collaboratives non-marchandes plutôt que d’aller chercher par défaut des solutions propriétaires, et l’économie de l’attention, dont les médias de masse ou l’économie de marché, dont quelques grands groupes étaient les détenteurs, a été fragilisée. Jusqu’à être remise en cause dans une certaine mesure, puisque ces pratiques URL ont amener de nouveaux comportements collaboratifs IRL. Mais en définitive cette situation était temporaire puisque d’autre formes de pouvoirs et de monopoles se sont développés à partir de ces logiques de partage, qui sont toutes aussi dangereuses. Un exemple parmi d’autres : la plate-forme de pétition www.change.org, si on n’y prend pas garde (il suffit de laissé coché une case sur un formulaire) conserve l’historique de nos soutiens, donc en quelque sorte une modélisation de notre opinion politique, et revend ces données à des sociétés privées. C’est paradoxal qu’un outil censer permettre la contestation massive et peut-être favoriser l’émancipation par le soutien à une cause, travaille en miroir à une fabrique du consentement par un biais commercial.
TR : Les médias tendent aujourd’hui à rapprocher mobilisation en ligne et mobilisation urbaine. Est-ce selon vous, des formes identiques et comparables d’engagement ?
MT : C’est complémentaire mais ce n’est pas la même chose, d’une part il y a une mobilisation de type conversationnelle de l’ordre de la parole tandis que de l’autre il y a la mobilisation des corps. La manifestation dans la rue est une présence que les gouvernements ne peuvent ignorer, alors qu’elle est beaucoup plus facile à gérer en ligne puisqu’elle est dépendante d’outils dont les citoyens n’ont que la jouissance pas la propriété ou le contrôle. La manière dont Facebook filtre les contenus qui auraient tendance à repousser les clients en est une preuve (ceux qui achètent des encarts pas, les utilisateurs qui sont néanmoins des clients à leur insu puisqu’ils échangent un service contre un accès à leurs usages, à leurs comportements et à leurs données personnelles). La puissance des algorithmes, c’est qu’ils ne font pas de sentiments et que l’on ne se rend pas vraiment compte de leur prégnance sur les contenus que nous consultons jusqu’à se que l’on se retrouve personnellement aux prises avec les restrictions qu’ils imposent. La mobilisation en ligne participe d’une conscientisation, elle peut être un prélude à la mobilisation urbaine. Mais pour entrer dans le champ d’une action politique effective le réseau ne suffit pas. La déliquescence du collectif Anonymous ces dernières années en est un exemple. Cette porosité entre les espaces de l’action subversive en regard de l’omniprésence des outils numériques, c’est d’ailleurs le sujet le série Mr Robot (Sam Esmail, USA Network, 2015).
TR : Dans votre travail, vous vous intéressez à la pratique du hacking que vous transposez dans l’espace urbain. Comment dialoguent l’espace virtuel et l’espace réel ? Sont-ils selon vous interconnectés ?
MT : Les espaces virtuels et réels ne sont plus interconnectés, désormais ils se superposent. Les citadins déambulent dans la ville en consultant leur téléphone portable ce qui modifient leur perception de l’espace physique. L’écran est une nouvelle composante de notre horizon, de notre rapport au paysage puisque nous focalisons désormais à une distance qui appartient à notre sphère intime ou personnelle alors que nous sommes dans un espace qui devrait privilégier les interactions (la sphère sociale). C’est ce recouvrement de l’un par l’autre et que je me suis efforcé, intuitivement au départ, de manifester comme beaucoup d’artistes qualifiés de postinternet – et c’est aussi l’hypothèse de Scott Contreras-Koterbay et Łukasz Mirocha, ce qu’ils désignent comme une nouvelle esthétique (The New Aesthetic and Art: Constellations of the Postdigital, Theory on Demand #20, Amsterdam, Institute of Network Cultures, 2016). Mais cette volonté de révéler le sous-texte des rapports de prescription ou de domination instruits dans l’espace urbain que je mets en œuvre reste la plupart du temps dans le domaine du visuel ou d’une expérience individuelle, même si mon geste est par la suite mis en relation avec des pratiques de conversation collectives notamment dans le partage de la documentation en ligne.
TR : Jenks définissait la transgression comme « un profond acte réflexif de déni et d’affirmation » induisant « une hybridation, un mixage des catégories [qui] toujours questionne les frontières séparant les catégories. » Voyez-vous dans le cyberespace une forme de transgression du réel ?
MT : Le « cyberespace » peut procurer un sentiment de transgression à celui qui le pratique ou faire exister, sur un autre mode des revendications, soutenir une évolution des mœurs. Mais la transgression en ligne reste étrangère à la transgression hors ligne : il suffit de regarder le double discours des politiques et des médias en regard de la réalité quotidienne des lanceurs d’alerte, qui sont salués et soutenus dans une jeu de communication par le gouvernement mais non-accueillis voire inculpés pénalement dans la société civile. Cette transgression en ligne est tolérée parce qu’elle permet le maintien d’un statut quo. Elle restera inoffensive tant qu’elle ne s’accompagnera pas de mesures effectives qui dégageront le peu d’espace commun qu’il nous reste de la prédation des intérêts privés. Quand je me déconnecte de Twitter, alors que ma time line est exempte de tout contenu promu par les médias de masse ou la société marchande, je retrouve en page d’accueil le programme télé et les figures emblématiques fabriquées par ces derniers.
À ce jour, les outils numériques ont plutôt réussi à faire tomber des barrières que le capitalisme traditionnel échouait à dépasser comme la frontière entre des espaces de travail et de vie personnelle. Le capitalisme absolu atomise des valeurs collectives émancipatrices. Et les différents services propriétaires que nous utilisons au quotidien nous donnent l’impression d’avoir un effet sur le monde grâce aux « bulles de subjectivité » que constituent nos comptes en ligne qui permettent de maintenir une illusion de transgression, plutôt que nous nous attaquions directement à la source de ces écrans de fumée.
TR : En 2012, vous avez crée la performance Téléprésence qui se proposait de faire agir, en temps réel, espace urbain et espace d’exposition. En cela, vous explorez l’interconnexion rendu possible par les nouvelles technologies entre des espaces très disparates. Pensez vous que la cybernétique permet dans une certaine mesure d’abolir les frontières ?
MT : Cette intervention avait pour objet de questionner la nature du récit d’expérience qu’est la documentation, de mettre en lumière l’écart entre une forme spectaculaire de type vidéoconférence-performance et une action furtive, sans annonce, sans audience et sans adresse, telle que les passants pouvaient la percevoir. Il s’agissait d’expérimenter deux modalités de réception soi-disant antithétiques mais que la technologie permettait de faire exister en concomitance. D’une certaine manière, par rapport à notre priori de ne pas exposer notre documentation en tant qu’œuvre ou de ne pas envisager nos actions comme des performances, Téléprésence créé un lien entre deux espaces complémentaires, l’un étant l’envers de l’autre, l’espace d’exposition – espace de projection mentale supposément neutre – et l’espace urbain – espace vécu, stratifié et sur-signifié. C’est cette possibilité de dissocier une expérience personnelle (processus) et sa révélation à une audience (documentation) sans trahir les enjeux de la première qui était au centre de ce geste artistique.
Sur la question de l’abolition des frontières grâce à la technologie, j’avais réalisé en 2009, une action par procuration par le biais d’une ONG hollandaise qui soutenait la cause palestienne et proposait de recevoir l’image d’un graffiti réalisé par des Palestiniens sur le mur de séparation en échange d’un don. J’avais fait écrire cette phrase : « I wish I could cross borders as easily as this image. » Les vraies frontières sont toujours opérantes et nous avons certes la possibilité de circuler en images mais c’est une illusion puisque la circulation physique des personnes devient de plus en plus complexe. Avec Internet, nous pouvons être ensemble au-delà des frontières comme jamais auparavant dans l’histoire de l’humanité mais nous sommes davantage une communauté d’esprits qu’une communauté de corps. Et en cela les logiques de discrimination et de domination persistent malgré tout.
TR : La révolution digitale a entraîné une numérisation des corps et des objets, qui s’analysent alors en données et qui marquent notre présence au sein du monde virtuel. Peut-on, comme le prétendent les théories post-humaniste, réellement se passer du corps ?
MT : Il me semble qu’il y a plutôt un mouvement contraire qui se dessine, une tendance des digital natives à réintégrer le corps dans la machine ou même à ré-envisager le corps sans la machine en vivant des expériences directes sans intermédiaire, sans prothèse : un intérêt grandissant pour le preinternet, ce rapport d’un faiseur dégagé des contingences numériques comme finalité ou horizon de ce faire.
TR : Parallèlement, vous êtes également membre du Free Art and Technology Lab (F.A.T) qui se présente comme une organisation dédiée à enrichir le domaine public à travers la recherche et le développement de technologies créatives et des médias. Quelles sont les valeurs et les objectifs de ce collectif ?
MT : Le F.A.T. été fondé entre autres par Evan Roth et James Powerdly dans la poursuite du Graffiti Reasearch Lab (GRL) en 2007 et afin de rassembler divers artistes, writers, hackers, ingénieurs et chercheurs américains ou européens avec qui ils avaient pu échanger au cours de leurs études, de voyages, d’exposition ou de résidence dans le monde. Nous suivions avec David Renault le GRL depuis sa fondation et avions déjà échangé par mail avec Evan Roth ou Aram Bartholl, nous informant mutuellement des développements de nos pratiques. Ce qui nous a intéressé dans le F.A.T. Lab, c’est capacité à se rassembler en ligne et créer une dynamique collective par le biais d’un blog, de sorte que le lieu de diffusion d’une pratique devienne le lieu de la pratique même, un atelier ubquitaire et mutualisé. C’était aussi un des seuls groupe ouvert et en activité en Europe dans lequel nous nous reconnaissions parce qu’il ne faisait pas de hiérarchie entre les contenus culturels et qu’il mettait en application de manière décomplexée l’éthique du hacker pour l’amener d’autres horizons d’empowerment avec des propositions accessibles, car moins focalisés sur l’aspect esthétique, technique ou propriétaire. Les propositions postées sur le blog concentraient des compétences diverses et avaient un caractère intersticiel et transdisciplinaire qui exploitait les failles et les mésusages des interfaces URL ou des dispositifs IRL que l’on rencontre au quotidien. Avec le F.A.T., il y avait cette idée de traduire d’un langage à un autre – Libre – en utilisant les codes de la pop culture pour rassembler et y ajouter un message critique envers les structures de pouvoir. La création artistique pouvait être envisagée comme un geste fluide et appropriable à la manière d’un mème ou d’un commentaire sur Internet, ludique, humoristique ou parodique. On le retrouvait par exemple dans le label Speed Project mis en place par Aram Bartholl qui concentrait le processus créatif à quelques heures, où la conception et la réalisation s’emboitaient le pas en un temps performatif, une temporalité qui renvoyait à celle du workshop (un mode de création collectif très prisé par les membres du groupe).
Le site du Free Art and Technology Lab a été clos en mai 2015, à cause d’une difficulté à rebondir suite aux révélations de Edward Snowden qui ont mis à mal les croyances du collectif dans Internet comme outil d’émancipation. Une part des membres du collectif a revu son implication en ligne pour réfléchir à d’autres manières d’investir le réseau. Nous avons abouti récemment avec Evan Roth à l’idée d’une charte, Online With Care, qui manifesterait les valeurs dans lesquelles nombres d’acteurs seraient susceptibles de se reconnaitre concernant une présence artistique en ligne dans le contexte actuel.
TR : La culture numérique naissante voit de plus en plus l’émergence du gratuit, du collaboratif et de nouveaux réseaux de solidarités en ligne. Pensez-vous que ces nouveaux modes horizontaux de communication puissent pouvoir s’extraire ou s’autonomiser des formes politiques et économiques de domination ?
MT : D’une certaine manière, elles se sont déjà autonomisées et ont déjà été recyclées par des start-ups parce qu’elles ont été éprouvées par ceux qui les ont initiées de manière indépendante, et qu’elles se sont montrées opérationnelles en perspective des échanges marchands ou de la circulation d’information dans un contexte de capitalisme cognitif. Ce qui persiste en ligne comme dans le réel, ce sont des micro-utopies liées à la culture et au partage Libres en dehors des logiques de profit financier, parce qu’elles n’ont pas cherché à s’autonomiser du système mais ont été envisagées dès le départ comme un changement de paradigme, inspirées en partie par les expériences communautaires des années 70 ou les théories libertaires. Le déterminisme social dans le rapport aux technologies qui fait que nous ne sommes pas tous égaux face à l’accès ou à l’usage des outils numériques met à mal ces utopies. Le succès commercial du covoiturage lié au monopole de l’entreprise Blablacar qui a récupéré et transformé la bienveillance et la générosité d’une communauté d’usagers en service à la personne en est un exemple flagrant. L’émancipation individuelle vers plus d’indépendance vis-à-vis de ces groupes qui centralisent Internet est cheminement complexe et laborieux, affaire de responsabilité individuelle mais qui ne peut pas envisagé sans le prima d’une éducation populaire. Pour qu’elle puisse s’extraire des formes de domination, il faudrait que la majeure partie de la population devienne maker ou hacker…
TR : L’exposition « Likejacking » que vous avez mené en octobre 2014 se réapproprie la pratique du likejacking spam en oeuvre sur les réseaux sociaux, comme support de participation artistique. Faut il avoir peur du Big Data ?
MT : Le titre de l’exposition faisait plutôt écho aux méthodes de clickbait et à la manière dont un des fondements du FAT Lab était lié à cette idée de mettre en œuvre un croisement entre la culture Libre et la pop culture afin d’atteindre un audience de néophytes, non-initiée, comme une forme de pratique de l’art et de la technologie libérée des contingences liées à la reconnaissance ou à la validation des contenus culturels par des instances institutionnelles.
Quant au Big Data, au-delà de la question du problème écologique à venir que peut représenter ce réflexe de tout mettre en ligne, c’est l’exploitation tendancieuse, abusive et coercitive de cette masse de données qu’il faut craindre. L’instrumentalisation de l’ombre numérique des individus à l’échelle de la planète à des fins commerciales ou à des fins de surveillance me renvoie inévitablement à un outil de contrôle tout droit sorti d’une fiction dystopique. Et cette fiction est en train de devenir réalité comme nous le rappellent et les récentes révélations de Edward Snowden. Mais la population mettra des années avant de réaliser sa portée opérationnelle (qui elle-même mettra des années à être efficiente en regard des coûts qu’elle nécessite d’engranger pour être efficiente) puisque les lois récemment passées par le gouvernement introduisent dans le champ législatif des mesures qui étaient jusque là de l’ordre de l’exception.
TR : Dans leur article Cyberespace et Organisations « virtuelles », Jean-Philippe Vergne et Rodolphe Durand soulignent qu’a « chacune de ces périodes charnières de l’histoire du capitalisme, les organisations pirates défendent une cause publique reposant sur deux grands principes : d’une part, la reconnaissance du territoire comme bien commun et neutre ; d’autre part, la liberté de circuler et d’échanger au sein de ce territoire. ». Pensez-vous que l’Etat-Nation souverain est voué a disparaître ?
MT : La vraie question serait plutôt de savoir si l’État-Nation a été dissolu dans le capitalisme. À regarder les effets d’annonce lors de campagnes électorales et la manière dont les gouvernements sont de plus en plus au service des lobbies financiers et médiatiques – propriétaires –, je doute que l’État-Nation soit voué à disparaître puisqu’à un niveau national de représentativité, ses émissaires dépensent une grande partie de leur énergie à maintenir la technocratie qui garantie leurs privilèges et leurs pouvoirs, plutôt que de mettre en œuvre les mesures pour lesquelles les citoyens les ont élu. La plupart des régimes démocratiques, présidentiels ou parlementaires ont montré leurs limites en Europe. Je suis partisan de la Boulè, pour une responsabilité individuelle qui engage les citoyens dans une gouvernance collective périodique et non-reconductible et qui place le bien commun au centre du projet démocratique. Mais ce mode de scrutin est complètement à rebours des pratiques des partis politiques. Alors qu’il me semble que des modes de gouvernance expérimentaux proche de celle-ci sont de plus en plus plébiscités par les citoyens.
TR : Croyez-vous que la cyberdémocratie est l’avenir de l’organisation politique ?
MT : Je ne le crois pas dans la mesure où les espaces d’échanges qui incarnaient une forme d’utopie réalisée, de « cyberdémocratie » directe ou participative, qu’avait pu constitué Internet à ses débuts a été phagocytée par les plate-formes propriétaires. Et puis, il y a toujours énormément de citoyens qui n’ont pas accès à Internet via smartphone ou via ordinateur, soit du fait de la précarité, soit par choix. Par contre, il reste des niches dans lesquelles ce réseau demeure un formidable outil pour développer une pensée horizontale, mais il fonctionne à une échelle de communauté et j’ai peine à croire qu’il puisse se déployer à l’échelle d’une nation sans tomber dans les travers que nous rencontrons avec la technocratie.
Enfin, il faut rester attentif au fait que le partage d’opinion en ligne se maintient dans le registre de la communication, nonobstant le fait que celle-ci puisse recueillir une masse importante de suffrage. La condition de possibilité d’un changement d’organisation politique passe par la mise en œuvre concrète, away from keyboard, de cette parole en acte.
Entretien avec Théo Roux, étudiant en Master science politique, Université Montpellier 1, août 2016.
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