[FR]

Jonathan Llense : J’aimerais que tu me parles de la marche. Je connais ton travail et sais que tu la pratiques beaucoup.
Comment la considères-tu ? Prend-t-elle une place à part entière dans ta création où est-elle la conséquence du fait que tu n’aies pas de permis de conduire?

Mathieu Tremblin : J’ai grandi dans une ville moyenne de province et j’ai toujours eu de fait l’habitude de me déplacer à pied. À partir du moment où j’ai mis de côté le dessin académique pour me tourner vers la photographie — au commencement de mes études en art —, la marche est devenue essentielle. J’ai découvert des auteurs qui étaient partisans d’une expérience de terrain, qui ne concevaient pas leur production artistique ou scientifique de manière autonome mais en interdépendance avec un contexte ; le photographe-marcheur Eugène Atget, le photographe américain Stephen Shore, qui ayant commencé à dix-sept ans à photographier la Factory d’Andy Warhol et qui s’est ensuite orienté vers une sorte de road trip dans la société de consommation américaine (Uncommon Places, Aperture, New York, 1982), le photographe documentaire du temps faible Raymond Depardon, l’ethnologue des bandes de jeunes Jean Monod (Les Barjots, Juillard, Paris, 1968) ou l’enquêteur esthétique — A-I pour Aesthetic Investigator – Norman Mailer pour le texte La Religion des graffitis (A-I est le pseudonyme qu’il s’attribue lors de son enquête, The Faith of Graffiti, Praeger Publishers, New York 1974). Et bien entendu, je me suis penché très attentivement sur les travaux des Situationnistes à travers les notions de dérive et de psychogéographie.
Ce bagage intellectuel allait de paire avec une période d’expérimentation plastique collective. La marche a été au début un moyen, autant de m’imposer un rythme qu’une méthode de vacance ou de travail, entre photographie et graffiti à l’américaine que je pratiquais dans les friches rennaises avec plusieurs amis (ceux-là même avec qui je partage désormais un travail en collectif avec les Frères Ripoulain ou le BIP). Photographier, graffiter ou intervenir dans l’espace urbain mais avant tout marcher en préambule de toute forme de production ; un exercice de déplacement qui induit un exercice de regard, nécessaire pour ancrer sa pratique dans une expérience vécue et dans un espace en partage — ville et quotidien, pierre angulaire et terrain privilégié de mon travail artistique.
En parallèle, j’étais chargé d’un TP pendant plusieurs années à l’université Rennes 2 dans le cadre d’un formation transdisciplinaire « Attitudes urbaines » dont le principe était de proposer des dérives urbaines et des marches à contraintes pour biaiser le regard que les étudiants de Licence portaient sur la ville en regard de leur discipline de référence.
Depuis trois ans que je n’enseigne plus dans cette formation, j’ai repris cet exercice régulier pour le muer en forme spécifiquement pensée pour un territoire donné et que je désigne comme des visites orientées : des parcours dont les commentaires visent à orienter l’imaginaire du marcheur et à induire une expérience poétique (Complexe bitume, Toulouse, Printemps de Septembre, 2010 — commissariat : Éric Mangion, La Cohorte/La Pénétrante, Nice, Traversées du Territoire, Botox[s], 2011 – commissariat : Claire Migraine) ; ou comme des marches performées : des parcours réalisés individuellement ou collectivement mais contraints plastiquement (À travers les Champs Blancs avec David Renault, Rennes, Se Rendre, Lieux Communs, Au bout du Plongeoir, 2008 — commissariat : Lieux Communs, Name Dropping, Quimper, Les Hivernautes, 2012 — commissariat : Art4Context).

Concernant cette histoire de permis de conduire, tu fais allusion à une théorie que je vérifie à mesure des rencontres, selon laquelle les writers sont des marcheurs et que leur propension à poursuivre leurs activités graffitiques avec l’âge correspond au fait qu’ils aient ou non le permis de conduire et/ou privilégient de fait les déplacement à échelle du pas à ceux en transports motorisés — mon collègue David Renault, Mode2 et Jay One, par exemple, sont dans ce cas.
C’est évidemment une boutade, mais qui néanmoins pointe à mon sens la nécessité de pratiquer l’espace urbain à échelle humaine lorsque l’on souhaite s’y insérer avec justesse, lorsque l’on souhaite en rendre compte avec tact, lorsque l’on souhaite s’adresser au quidam sans vassalité aucune.

JL : Le dictionnaire Larousse définit l’humour comme « une forme d’esprit qui s’attache à souligner le caractère comique, ridicule, absurde ou insolite de certains aspects de la réalité ».
Pourrais-tu à travers un exemple concret de ta production, me parler de l’humour qui transparaît dans ton travail et, par extension, le jeu, le détournement, la réappropriation.

MT : Un exemple simple, c’est cette frange que je réalise avec des ciseaux de coiffeur sur une plante dans un massif de fleur (Fringe, Arles, 2011). Un soir de novembre, alors que je rentre chez moi, j’aperçois sur la place à proximité de mon appartement cette plante qui s’affaissent en dehors d’un massif qui venait juste d’être replanté : une vision de queue de cheval mise en valeur par la pénombre environnante. L’anthropomorphisme s’impose de lui-même, drôle et involontaire. Je passe plusieurs fois dans les jours qui suivent et ne démords pas de cette image. Alors je reviens avec des ciseaux et un peigne et brosse la tignasse végétale hirsute puis amorce une coupe de cheveux, une coupe horizontale, une frange. Le comique surgit de ce va-et-vient entre le geste de capilliculture appliquée, la préciosité du jardinage à la française qu’il évoque et la situation. L’opération dure 3 minutes, je réalise une captation moi-même en positionnant la caméra à hauteur de la plante-postiche afin d’accentuer l’image référante sur laquelle je m’appuie et restituant le point de vue des passants susceptibles de me voir opérer.
Le titre en anglais, puisque fringe désigne à la fois une coupe de cheveux et un comportement marginal ou déviant, parachève la bizarrerie de l’opération.
Cohérence réversible, lors de la réalisation j’échange avec un photographe amateur, et celui-ci réalise quelques clichés dans un style à la David Hamilton, qui accusent une connotation assez précieuse et maniérée déjà présente dans l’action mais redoublée par le fait que j’arbore une coupe de cheveux trendy de coiffeur.

Adolescent, je jouais aux jeux de rôle (Elric le Nécromancien d’après Michael Moorcock, et Les Terres du Milieu J.R.R. Tolkien tous deux adaptations de littérature heroic fantasy) et j’étais maître du jeu ; par le biais de la parole et de quelques jets de dès, j’amenais un groupe de joueurs à cheminer dans une histoire que j’avais écrite au préalable. Cette posture de narrateur était en définitive celle d’un manipulateur. J’ai réinvesti une bonne part de cette expérience dans ma manière de faire à ceci près que les aléas et accidents ont succédés au hasard et que l’expérience de jeu par procuration s’est reportée vers le réel et l’urbain in vivo par le truchement du détournement. C’est quelque chose qui s’est fait naturellement et progressivement. Passer du dessin à la photographie (soit de la production besogneuse d’images à l’industrialisation de la production d’images) m’a amené à la désacralisation de l’œuvre. De même, pratiquer le graffiti (soit réaliser une série de gestes graphiques répétitifs dans un contexte précis à l’issue d’un repérage préalable ou à l’inverse, d’une déambulation hasardeuse) m’a amené à considérer le processus, d’avantage que le résultat final. D’autant qu’avec l’abandon systématique de sa production graffitique derrière soi, il n’y a plus de fétichisme de l’objet-œuvre du marché, mais une prise de conscience du pouvoir latent de l’œuvre-commentaire en accès libre.
Et cette intuition s’est confirmée avec la lecture des textes critiques des Situationnistes, de Guy Debord, de Marshall McLuhan, de Pierre Bourdieu, de sorte qu’à un moment la dimension politique à son corps défendant du geste graffitique a fini par occuper une place centrale dans mon rapport à la société en général. Et j’ai déplacé le caractère ludique et énergétique de la pratique du graffiti — qui va d’un comportement à adopter en face de l’autorité, à la recherche de jurisprudence, en passant par le développement de réflexe de survie ou d’un rapport pragmatique à l’économie de moyens pour la mise en œuvre de projets — vers d’autres formes et d’autres espaces mues par une volonté d’immersion de l’œuvre dans la vie quotidienne et une possibilité d’une réception directe, sans intermédiaire.

Je pense que s’il est un trait d’humour dans mon travail, il tient avant tout à une sorte de mise en crise de la figure de l’artiste comme esthète ou producteur virtuose. Il procède en quelque sorte malgré moi. J’ai un certain nombre de compétences techniques que j’ai acquis à l’école ou en auto-didacte — je sais dessiner, photographier, rédiger, mettre en forme des documents, fabriquer des objets — mais je déteste la complaisance formelle. Alors je choisis à dessein de réaliser des gestes de l’ordre du dérisoire — m’astreindre à une tâche laborieuse voué à l’idiotie ou l’échec — ou de l’aléa — forcer le destin, provoquer l’accident ou accélérer le cours des choses. Ce sont des gestes que nous faisons tous sans intentionnalité artistique, qui débordent nos usages ou qui tiennent de l’entropie et du laisser-aller et qui constituent une doxa urbaine, un dénominateur commun sur lequel on peut s’appuyer pour produire un sens puisque leur adresse ne serait pas circonscrite à un auditoire de spécialistes mais justement, ouverte, renvoyée au commun.

Cette figure de l’artiste tournée en dérision me semble quelque chose de sain, une volonté d’horizontalité et de transparence — essentielle si la visée de l’œuvre est de concerner un tant soit peu « l’homme de la rue ». Je m’affiche en permanence dans mon travail a minima comme un homo faber (un fabricant d’outils) sinon comme un faiseur, un bricoleur de signes qui plutôt que de disparaître derrière sa production, met l’accent sur un processus, un basculement de la perception du réel. J’interviens de jour et bien que, mimétique (en combinaison de travailleur de la voirie) ou quidam (en jean, baskets et sweat à capuche), je reste identifiable comme opérateur de mon travail, il m’importe d’en être un opérateur quelconque. Ce même opérateur qui désigne un art à faire par soi-même — Do It Duchampien ou Do It Yourself punk —, quand la doxa des médias de masse renvoie toujours le spectateur à la seule procuration d’un « Moi aussi je peux le faire ». Donner à voir le faire c’est transmettre le désir de faire. Et l’humour est un vecteur privilégié d’énergie créative.

JL : Comme beaucoup de plasticiens, tu ne te contrains pas à un seul médium dans ta création artistique. J’aimerais que tu me parles de cette confrontation des genres. Te permet-elle de t’exprimer plus librement ?

MT : Il y a avant tout, cette énergie créatrice qui me meut, un activisme concentré sur la sphère artistique, directement issu de la pratique du graffiti. Ceux qui se sont adonnés au Name Writing conservent généralement la dynamique quotidienne, boulimique en terme d’espace et de visibilité, généreuse en terme de production. Mon site Internet s’appelle Démo de tous les jours. La démo c’est « une expression forgée au cours de l’histoire de l’informatique, [qui] désigne la présentation d’un outil (logiciel ou matériel) que l’on manipule en public pour en montrer les possibilités. Ni performance, ni conférence, ni exposition, la démo trace une voie à part, propre à une culture d’Internet, des machines, des interfaces et des logiciels.* »
Puisque depuis une dizaine d’années, Internet est le premier lieu de partage de mes œuvres « en flux tendu », lorsque je les crée au quotidien, dans la ville, le nom de ce site est en quelque sorte un programme. Et il importe que je démontre les possibilités de celui-ci, et que par le biais de cette expérimentation, je pousse ma pratique dans ses retranchements. Le caractère hétérotopique, confronté à la quotidienneté de la création-diffusion-réception et à la mise en œuvre dans l’espace public éprouve les capacités de l’artiste à produire du sens de manière réactive et localisée, in situ au-delà de l’exercice de style. Comme si le dépassement des conventions et des routines devenait moteur de l’acte créatif.
En terme de méthode, je cherche à trouver les moyens adéquat pour transmettre mon propos et non à coller à une définition préexistante de l’art, dont la forme est par exemple circonscrite par une fonction marchande de l’œuvre. Si le bien culturel est le seul bien qui ne s’épuise pas lorsqu’on le consomme, quid d’une nécessité de faire de l’œuvre un produit dont la propriété « consommable » peut être privée-privatisée ou conditionnée par une définition administrative ou fiscale. Restreindre sa pratique à un seul médium — quand cela ne relève pas d’une nécessité personnelle ou d’une intime conviction — revient à réduire la production d’œuvre à l’application d’une recette moderniste et déconsidérer le contexte de réception. La question de l’adresse — à qui est adressée l’œuvre — est aujourd’hui prépondérante parce que nous évoluons au sein d’une société de consommation et que la propension d’une œuvre à générer sinon du sens, une consommation culturelle (de l’adhésion et du commentaire) est tributaire de sa « gratuité » — ouverture et circulation — condition même de son appropriabilité. Dans la masse post-moderne des contenus culturels à disposition, il n’y a de rare que l’expérience.
La dimension mouvante du médium résulte aussi de cette analyse. Lorsque je documente une intervention, il importe que la documentation procure un sentiment d’immersion et non une distante expérience par procuration. Il importe que la documentation ploie le discours de l’intervention, l’augmente et en propose une relecture adéquate à cette nouvelle situation de réception. Par exemple, à l’occasion de l’exposition « Créapolis » où j’ai présenté une restitution de l’intervention Nid en barbelé (Quimper, 2012), j’ai choisi de transcrire celle-ci de manière métonymique sous la forme d’un diorama, tel qu’on peut en voir dans les vitrines d’agence immobilière. Plutôt que donner à voir une installation sous forme de photographie puisque personne ne fera le déplacement, j’ai proposé un objet qui déplace le « désir de voir » vers le « désir de voir en vrai », puisque ce type de miniature constitue sémantiquement une représentation d’accroche pour le potentiel client. Néanmoins la documentation photographique de l’installation in situ existe aussi. Seulement elle est diffusée comme une image, publiée virtuellement et gratuitement.

* J’emprunte cette opportune définition à Etienne Cliquet (in workshop « La démo », ESAP – site de Pau, 2010)

JL : Quelle place confères-tu à la photographie au sein de tout cela? Quel regard portes-tu sur ce médium spécifique?

MT : La photographie est une pratique et un médium essentiel à mon travail au même titre que la marche. Elle intervient à plusieurs degré dans ma démarche.

Documents de travail : au cours de mes déambulations, je réalise des sortes de typologies photographiques focalisées sur les éléments récurrents, traces de passages ou accidents qui constituent le filigrane d’une expérience de la ville vécue par ses usagers et qui participent d’une sorte de dissidence dans l’imaginaire clinique et contrôlé qu’essaient d’imposer les gouvernants (Veille urbaine avec David Renault, France, 2004-2009). Ces séries sont en quelque sorte des documents de travail, préambule, ébauche ou ressource pour d’autres projets d’interventions ou de séries photographiques. Celle-ci sont présentées en fonction des besoins, sur le mode de la base de données sur Internet, sous forme de planches photographiques punaisées ou en photographies instantanées encadrées.

Documentation : pour chaque intervention, j’ai une sorte de petit rituel de captation du contexte et des points de vue. Je réalise des photographies d’éléments signifiants visuellement et qui pourraient permettre de comprendre les tenants et les aboutissants de la situation voire du projet sans avoir besoin d’en passer par les mots. Ces photographies sont présentées en fonction des besoins sur Internet, dans des éditions et parfois en tirages encadrés ou en photographies instantanées encadrées.

Projets : des séries de photographies que je réalise dans un style documentaire mais avec un point de vue de plasticien affirmé par le référent ou la méthode et dont la forme est en adéquation avec leur registre plastique de référence. Dans des PME la fontaine à eau, je photographie en situation pour pointer le glissement de la société de l’industrie vers le service photographié à ses prémices par le couple Bernd et Hilla Becher (Châteaux d’eau, Bretagne, 2008). Ou par le biais de captations sur le vif, je recense un corpus, d’usages, de gestes et de pratiques d’appropriation de la ville par les citadins, du banal au marginal, et qui témoignent d’une forme d’urbanité au sens où Restif de la bretonne la définissait : l’urbainté comme les mœurs de la cité (Attitudes, Europe, 2010-2012). Ces photographies sont présentées en consultation sur Internet et sous forme de tirages encadrés la plupart du temps.

Montages : ce sont des compositions numériques à partir de photographies réalisées à dessein et tirées sur un support qui est en adéquation avec leur registre plastique de référence ; des réorganisation d’éléments prélevés dans le réel qui opèrent comme un commentaire sur une qualité du territoire (Déboulonnage « Nijmegen », 2011). Ces photographies sont présentées en consultation sur Internet et dans des formes variées du GIF animé au de tirages encadrés en passant par la carte postale et le dépliant publicitaire.

La seule hiérarchie que j’établis entre ces différents usages de la photographie tient à mon degré d’implication dans l’altération du réel, et c’est leur articulation, les unes entre les autres, qui m’intéresse parce qu’elle constitue en soi un expérience de regard singulière.
Si je voulais être rigoureux, je parlerais de l’image. La photographie est une technique liée à une fabrique industrielle — donc normée — d’images. La réduire à une discipline plastique, au même titre que la peinture ou la sculpture, n’a de sens que dans une vision moderniste de l’art en déphasage total avec la société dans laquelle nous vivons. La photographie bornée par la technique ne permet ni de réfléchir sa possible consommation culturelle ni son interaction avec le monde des images, foisonnant de représentation non-produites par un appareil photographique. Les spécificités de production des images qui un temps ont régi leur compréhension sont désormais débordées par les spécificités de leur consommation. C’est à cet endroit qu’il reste des enjeux pour la photographie en art, dans l’expérience singulière de regard qu’elle a à proposer en regard d’autres moyens plastiques.

Entretien avec Jonathan Llense, étudiant à l’École supérieure de photographie de Arles, février 2013.


Tags: