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Marina Fedorovsky : Par quelles fonctions définiriez-vous l’espace public idéal et celui tel qu’il est aujourd’hui?

Mathieu Tremblin: Fonction ? Cette notion pose un problème, car pour moi ce qui fait l’espace public c’est un potentiel d’usage qui n’est pas fermé, prédéterminé. Le fait d’employer le mot « fonction » c’est déjà restreindre l’espace public au domaine du fonctionnel, or je pense que justement le rapport à l’oisiveté, au loisir, l’exercice de liberté – ce qu’on appelle l’urbanité – est plutôt dans l’invention des usages, qui ne sont pas spécifiquement liés à une fonction. L’urbanisme, à l’inverse, c’est justement cette idée de réduire un espace à une fonction.

MF : Actuellement, l’espace public est généralement défini comme négatif des espaces privés. Comment pourrions-nous lui donner une définition qui lui soit propre?

MT : Dans mon travail je ne parle pas d’espace public mais plutôt d’espace urbain. L’espace public c’est quelque chose qui est toujours à créer, en devenir, un espace où il faut « faire public », où le public doit advenir. Effectivement, l’espace public actuellement n’est défini qu’à rebours de l’espace privé : on sait que c’est public parce qu’on voit que ce n’est pas privé, ce qui est problématique. L’espace public idéal c’est d’abord un espace ouvert à des usages, un espace non réduit à des fonctionnalités, des rapports marchands ou des rapports de flux, qui sont globalement les trois angles d’appréciation de l’espace urbain aujourd’hui.

MF : Quelle position peut adopter l’art urbain dans sa participation à l’espace public, par rapport à la publicité, dont les images envahissent les rues et recoins de nos villes ?

MT : La publicité travaille avec la visibilité, c’est le fer de lance du capitalisme et de la société de consommation. L’art dans l’espace urbain devrait être à rebours de ses valeurs, et donc réintroduire des qualités comme la furtivité ou l’échelle humaine, avec des gestes qui relèvent presque de l’ordre de l’inframince, pour convoquer Duchamp [1] et pointer un certain rapport à la quotidienneté, à l’éphémère ou au discret parce que ces gestes sont périssables, voués à une destruction certaine dans l’interaction avec les usagers de l’espace urbain. Évidemment il y a aussi beaucoup de situations où la proposition demande de jouer avec le visible et le pérenne, et où la publicité peut se révéler un matériau riche. Les codes de la publicité forment un langage que tout le monde parle, puisque tout le monde consomme.
Pour prendre un exemple, je ferais un parallèle avec le Name Writing graffiti dont les modalités de développement se calquent sur la logique publicitaire. Les codes peuvent être détournés et réinterprétés, jusqu’à confiner à une forme d’abstraction. Le groupe de writers PAL [2] fait naître dans notre rapport occidental et urbain à l’écriture, une distorsion folle. Ses membres vont au-delà la question du dessin de la lettre et créent leur propre vocabulaire et système graphique, s’écartant ainsi du cadre purement calligraphique ou typographique en prenant en considération d’autres aspects de la pratique du graffiti comme les relations interpersonnelles entre les writers et/ou les nettoyeurs. SAEIO3, membre de cette équipe, a fait évolué de l’exercice stylistique du dessin de lettres – cool painting, autre terme utilisé pour désigner le Name Writing graffiti – vers des gestes qui renvoient explicitement à l’histoire de la peinture – expressionnisme abstrait, action-painting, Supports/surfaces, peinture processuelle, conceptuelle ou in situ – remise en jeu en regard des modalités précaires de pratique sur des supports urbains choisis pour leurs qualités plastiques ou mouvantes. Le principe d’un de ses gestes, est lorsqu’il est toyé (lorsque son lettrage stylisé est repassé intentionnellement par le lettrage d’un autre) de repasser les contours des lettres du graff qui vient le recouvrir avec une brosse très large (plutôt que de le recouvrir intégralement pour le faire disparaître), ce qui produit de l’abstraction en lieu et place d’une surenchère de défiance, et déplace le jeu du Name Writing sur un terrain inédit, ludique et expérimental, qui amènera ses protagonistes à réévaluer les tenants plastiques et sémantiques du langage qu’ils ont en partage, soit de repousser la définition même du Name Writing en le faisant flirter avec une forme d’interaction picturale où le motif est le produit d’une relation entre deux auteurs.
Je définis souvent le graffiti comme une anti-matière du capitalisme : il utilise les mêmes logiques de visibilité, d’infiltration et de surenchère que la publicité, mais c’est un geste désintéressé, gratuit, et entropique. À ceci près qu’il renvoie à la construction spéculative d’un égo fantasmé qui fait écho au culte de l’individu-entrepreneur-consommateur célébré par l’économie capitaliste. Mais, la dimension critique et subversive de cette pratique est souvent de l’ordre de l’impensé chez les tagueurs-graffeurs parce qu’ils agissent au sein d’une communauté d’initiés, de par la dimension cryptique de leur langage, au lieu de s’adresser à la communauté des citoyens. Ainsi, à leur corps défendant, ils incarnent par leur présence dans l’espace urbain un désir empirique de « faire public » qui opère auprès de cette communauté comme une force de conjuration et renvoie chacun autant à la potentialité d’investissement qu’au désœuvrement de la place publique. La pratique du graffiti est riche d’enseignement car dans son rapport idiot au réel elle agit comme le symptôme d’une résistance viscérale à la réduction/transformation de l’individu-citoyen en individu-consommateur.
Mais la publicité n’est pas la seule forme de communication omniprésente dans la ville. La signalétique fonctionnelle ou institutionnelle est une forme légitime de communication et les artistes jouent aussi avec sa présence et ses formes, afin de rétablir la balance entre les registres d’expression.
Pour revenir à la définition d’une « fonction idéale » de l’espace public, j’ai une idée de proposition depuis quelque temps, dont la problématique serait: « comment composer avec la présence de la publicité dans la ville, sans pour autant la bannir (ce qu’en France, le Maire de Grenoble a par exemple mis en œuvre) ? ». Le principe serait d’octroyer autant de espace-temps de parole à chacun – citoyen, institution ou entreprise. Ce qui reviendrait à mettre en place le principe antique de l’isogorie : une équivalence pour les citoyens en terme de prise de parole dans l’agora. Ce principe trouverait une application dans la mise à disposition équitable d’espace-temps de libre expression en regard de la communication visuelle déjà présente, institutionnelle ou publicitaire. En quelque sorte, il est déjà à l’œuvre, de manière spontanée, furtive et pénalisée au travers des graffitis et affichages sauvages que l’on croise au quotidien – bien qu’inéquitable la plupart du temps. Mais dans ce geste, à l’endroit de l’écologie visuelle de la ville, il y aurait cette volonté de l’expérimenter de manière constructive et consciente.

MF : L’espace public en France est-il voué à se policer davantage, entre le respect des Plans Locaux d’Urbanisme par les architectes constructeurs et la non-intervention des citoyens dans leur espace commun? Se dirige-t-on vers un système de rues qui ne sont plus qu’espaces de consommation et canaux de circulation, comme le décrit l’anthropologue Rafael Schacter?

MT : Si on regarde l’échelonnage du plan Vigipirate, on peut constater que depuis que le dispositif anti-terroriste mis en place en 1991, à de courte exceptions près, le niveau d’alerte n’a fait qu’augmenter. Alors qu’il ne devait être que provisoire, l’État ne revient pas en arrière lorsqu’il s’agit de rogner sur les libertés individuelles au prétexte de l’état d’urgence. Ma compréhension des conséquences parfois absurdes de ce dispositif remonte justement à une expérience – anecdotique – d’usager de l’espace urbain lorsque j’étais adolescent. À la suite des attentats de 1995 dans les poubelles du métro et du RER à Paris, les poubelles dans l’espace urbain ont disparu pendant plusieurs années – jusqu’à être remplacée par des anneaux et des sacs transparents. C’était paradoxal : on nous éduquait à ne pas salir l’environnement mais l’État supprimait les poubelles ; puis quelques années plus tard, opérait par l’inscription du slogan « vigilance propreté » sur ces sacs transparents un rapprochement sémantique à la fois absurde et inquiétant entre menace terroriste et propreté de la voirie.
Je pense que le pouvoir tend à faire disparaître la rue comme entité. La rue est le lieu de l’expression du contre-pouvoir, le lieu de la manifestation ; il est intéressant de considérer la manifestation comme un médium d’intérêt public, car il s’agit de la présence citoyenne la plus élémentaire depuis que certains rassemblements spontanés dans la ville peuvent être considérés comme des délits, comme des manifestations non-autorisées. Aujourd’hui les manifestations deviennent problématiques en tant que formes, car elles sont la revendication d’un usage collectif et commun autre que celui fonctionnel ou consumériste de l’espace urbain, un temps suspendu dans notre pratique régulée de la ville.

MF : D’où vient selon vous l’indifférence, le désintérêt voire le rejet des municipalités pour l’art urbain non commandité ?

MT : C’est vraisemblablement le fait d’un amalgame en rapport avec le graffiti qui dans son essence est un contre-pouvoir immédiat. Le fait qu’un individu puisse s’exprimer anonymement sans demander à quiconque d’autorisation, sans que quiconque ne vienne policer son propos, c’est, dans le contexte de la surveillance globalisée, une réelle subversion. Reconnaître des qualités d’expression citoyenne à cette forme, comme à d’autres formes d’inscription, reviendrait à encourager une horizontalisation des pouvoirs. Et il suffit pour s’en convaincre de regarder avec quel méfiance les gouvernants considèrent l’usage libre et anonyme du web depuis sa création. Le partage du pouvoir inquiète ceux qui en sont les détenteurs.

MF : Mais ne pourrait-on pas l’incorporer dans une politique qui l’accepte et qui ne soit pas contre-contre-pouvoir ?

MT : Il faudrait changer le mode de gouvernance, qui fonctionne souvent sur le mode de la gestion de crise. Et il faudrait aménager des zones « grises » où la législation puisse être remise en question. Une proposition que je n’ai pas encore mis en oeuvre, que je voudrais développer ces prochaines années dans le cadre de ma recherche, porte le nom de Ville en jachère, en miroir du label Ville fleurie. Avec ce label, c’est le rapport au terrain vague, comme poumon dans la ville, que je voudrais pointer. Je pense que promouvoir et ménager des zones qui échappent au contrôle et résiste au fonctionnalisme pourrait être bénéfique. C’est d’ailleurs le propos que Gilles Clément développe dans son Manifeste du Tiers paysage, l’idée que les friches sont des espaces-ressources en terme d’écosystème, parce qu’elles fonctionnent sur d’autres temporalités que celles de notre société industrielle.

Sur ce changement de mode de gestion, l’intervention peut avoir lieu au niveau de l’exécutif. Je pense notamment à Odile Lemée, conseillère aux arts plastiques de la Ville de Rennes de 1997 à 2010, qui travaillait avec le service de nettoyage de la mairie afin de ne pas effacer systématiquement graffitis et collages. Elle étendait sa mission de conseillère en prenant en considération la présence artistique non-commanditée dans l’espace urbain et en choisissant les interventions qui méritaient d’être conservées.
C’est une volonté qui ne peut venir que des élus car ce ne sont pas eux qui ont la mainmise sur l’opérabilité des pouvoirs publics. C’est une posture qu’il faut pouvoir assumer et défendre face aux « usagers mécontents » et cela relève d’un vrai choix politique qui va au-delà des problématiques partisanes ou des visées électoralistes.

MF : Strasbourg est la troisième ville de France la plus vidéo-surveillée. Que pensez-vous des moyens actuels de vidéosurveillance déployés dans les grandes villes? Sont-ils justifiés ou ne constituent-ils qu’une entrave de plus à la liberté d’expression?

MT : Tout dépend de la perspective dans laquelle on agit. J’agis de jour et à visage découvert, donc a priori être filmé ou non ne devrait pas changer ma manière d’agir puisque je ne me cache pas. Ce serait différent si j’évoluais dans un environnement systématiquement filmé puisque, quand j’interviens sur un lieu non-autorisé, j’essaie de ne pas me faire interrompre, sinon arrêter.
Si l’on agit dans une perspective activiste, que l’on veut non pas faire une œuvre signée mais faire surgir des questions, c’est une coercition immense. Savoir que tous nos faits et gestes sont épiés amène indubitablement à une forme d’auto-censure. C’est une perte de liberté fondamentale, puisque la démocratie est censée nous permettre l’expression de contradictions. L’omniprésence des caméras signifie qu’il n’y a plus de possibilité d’anonymat dans l’espace urbain. Que ce soit sur Internet ou dans l’espace urbain, l’anonymat dérange le Pouvoir car il offre de nombreuses possibilités critiques par rapport à l’exercice à visage découvert de la liberté d’expression.
Beaucoup d’artistes et d’activistes ont travaillé sur les caméras de surveillance, et sur la notion de sousveillance, l’idée de surveiller les surveillants. Benjamin Gaulon [4], développe des interventions éclairantes sur ce rapport : il capte les canaux de vidéosurveillance installés dans l’espace urbain et les rediffuse contextuellement pour manifester la présence de ces flux.
Il y a aussi Mediengruppe Bitnik [5], qui ont organisé des dérives collectives dans la ville, avec des moniteurs qui captent les signaux des canaux de vidéosurveillance situés sur leur parcours, et qu’ils dévoilent aux marcheurs de proche en proche. Récemment, ils ont réalisé une action où ils hackent les canaux de vidéosurveillance, coupent le signal et proposent à ceux qui les visionnent de faire une partie d’échec avec eux – un peu comme dans le film Wargames (John Badham, 1983) où le hacker David Lightman propose à l’ordinateur WOPR une partie de morpion pour lui apprendre le draw, le forfait par égalité des scores. L’idée est de retourner la machine contre ses usagers en passant par le ludique, pour dédramatiser la surveillance et créer du débat avec ses opérateurs. Il y a encore Brad Downey [6], artiste américain vivant à Berlin, qui vole les caméras factices installées par des usagers, les collectionne et les expose comme des trophées, preuve photographique à l’appui. Une manière de pointer l’adhésion zélée de certains habitants à des logiques liberticides.

MF : Malgré l’illégalité de la plupart des actions artistiques urbaines, on voit ici et là apparaître et disparaître de nouvelles interventions. L’art urbain est-il un acte de désobéissance civile ?

MT : Oui, mais c’est l’un des moins risqués. L’avantage c’est qu’en tant qu’artiste, on a l’excuse de l’art pour pratiquer cette désobéissance. Lorsque la sanction tombe, une action artistique sera toujours jugée moins durement qu’une action politique. Ainsi, l’héroïcisation de la figure de l’artiste qui intervient dans la ville est un peu ridicule ; ce qui est admirable, ce ne sont pas les auteurs mais bien la prise de risque, de liberté et de parole.

MF : Vous parlez souvent de spontanéité des actes artistiques urbains, que l’on peut mettre en opposition à la conformité des comportements des passants en général (conformité due entre autres à la surveillance, aux publicités, aux incitations à être les personnes modernes que vantent les vitrines des magasins).
À partir de quand la spontanéité devient conformité chez les artistes qui interviennent dans la ville ? La préméditation d’une oeuvre en fait-elle une forme d’expression non spontanée ?

MT : La spontanéité devient une forme de conformité à partir du moment où il n’y a plus de nécessité intrinsèque à faire le geste, et où de par sa répétition, il ne déjoue plus les attentes des citoyens ou des pouvoirs publics mais les conforte et devient un spectacle. La problématique n’est donc pas est-ce que l’on doit ou non faire tel geste, est-il légitime ou légal, mais bien est-il nécessaire et suffisant ?
Pendant très longtemps, j’ai eu ce sentiment que, entre deux actions que je faisais dans la ville, c’est comme si j’étais en apnée, pour utiliser une métaphore ; et lorsque je réalisais une action dans la ville, je me sentais vraiment vivant et présent. Maintenant, je me rends compte que plus je pratique, moins je ressens le besoin impérieux d’intervenir. J’essaie désormais d’être présent dans la ville autrement, dans une perspective de dépassement de l’art, au-delà de l’art et de la vie confondus. Ce qui m’intéresse, c’est de travailler sur des territoires où la force d’inertie du geste, ce qu’il peut entraîner, est beaucoup plus forte que l’acte en lui-même. Influer sur les comportements et non plus seulement sur l’environnement.
L’une de mes dernières propositions, Drop Furniture [7], prend la forme d’un mobilier urbain sur lequel on peut venir déposer des objets trouvés dans l’espace urbain, et transformer un geste de dépôt en une forme esthétique. Le dépôt d’objets est un des signes les plus lisibles de présence des usagers dans l’espace urbain. C’est autant un geste post-consommation que post-consumériste qui fait autant écho au don, comme le principe de la give box en Allemagne (cette boîte en carton au pied des immeubles où les habitants déposent des objets dont ils ne se servent plus pour que d’autres les ramassent et les utilisent à leur tour) et à la présence du déchet dans la ville, une marchandise usagée qui a perdu sa valeur d’échange du fait de son obsolescence programmée. Il y a donc une expérience qui produit de l’interaction à un autre endroit que le visuel.
Sur la question de la préméditation, le nom de mon site Internet personnel traduit en quelque sorte ce rapport. Démo de tous les jours c’est l’idée de rassembler un corpus d’expérimentations à mesure qu’il se déploie quotidiennement dans la ville. Et pour que certaines expérimentations soient efficientes, il faut parfois plusieurs tentatives voire de la préparation. Ce qui n’empêche pas la spontanéité, qui peut désigner autant l’immédiateté d’un geste que le désir d’intervention, qui sera réalisée ultérieurement. Ce qui importe au-delà de l’adéquation entre un geste et une situation donnée, c’est cette réduction des contraintes et des intermédiaires quant à la mise en œuvre du geste.
L’espace urbain n’est pas un espace neutre contrairement à l’espace d’exposition, le white cube, qui malgré son histoire riche renvoie à un espace de projection isolé des contingences quotidienne, auxquelles la rue est soumise. Si le geste est réussi, qu’il s’intègre, dialogue ou répond à son environnement, idéalement il n’est même plus question d’œuvre, car il n’y a plus d’identification du geste lui-même ou d’un auteur qui ferait autorité sur sa lecture. Celui qui le reçoit ne se pose pas tant la question de l’art que celle de l’usage de la ville. Ou sinon, il se questionne sur comment, de par une intuition artistique, un geste peut relever simultanément du champ de l’art et se constituer une prise de liberté d’action individuelle dans l’espace urbain.

MF : Dans quelle mesure l’artiste a-t-il ou peut-il prendre le droit d’imposer une oeuvre, une production, dans l’espace public, à laquelle vont être confrontés les passants tous les jours ?

MT : Je reformule la question autrement : comment s’active et s’exerce notre conscience citoyenne ? Si un citoyen est quelqu’un qui prend part au débat sur la place publique, alors notre responsabilité de citoyen est de participer au débat, et le geste artistique est une forme comme une autre pour y prendre part. La liberté d’expression est un droit qui s’use que si l’on ne l’utilise pas.

MF : Quels liens faites-vous entre l’espace public réel et le nouvel espace public qu’est internet, avec ses forums et ses réseaux sociaux? Dans lequel de ces espaces a-t-on finalement la plus grande liberté d’expression?

MT : Internet présente à l’origine la possibilité d’être dans l’auto-publication et l’auto-diffusion, même si avec les forums et les réseaux sociaux cette accès public est restreint à une audience pré-déterminée (en ceci, ils appartiennent au Dark Net en ceci que l’accès à leur contenu est circonscrit). Internet présente pour une certaine part un confort, en terme d’espace-temps, que ne permet pas l’espace urbain, où celui qui intervient dans l’urgence se retrouvera plus fréquemment confronté à un espace propriétaire, donc en porte-à-faux juridique.

MF : En théorie, on est moins vu sur internet que dans l’espace public ?

MT : Dans la ville un geste artistique spontané n’est pas forcément identifié comme intentionnel, relevant du régime de l’art. Et si on peut supposer que du fait des flux de circulation, une partie des passants – supérieure à en nombre aux Internautes – perçoivent inconsciemment ce geste, il est indéniable que les méta-données qu’Internet permet d’adjoindre à une documentation garantissent une lisibilité plus qualitative. Ce qui est intéressant c’est que les Internautes doivent aller chercher l’information eux-même, comme les passants qui feraient un détour dans leur cheminement quotidien dans l’espoir de découvrir une intervention artistique au coin d’une rue. Mais cela n’est vrai que pour une navigation en dehors des réseaux sociaux. Si on fait une comparaison avec une typologie urbaine, les réseaux sociaux tiennent le rôle des cafés. En ville, on peut aller discuter dans un bar mais si on s’assoit dans l’espace urbain en dehors des espaces et mobiliers prévus à cet effet, on est catégorisé comme ayant un comportement marginal. Si l’on veut pratiquer de manière libre l’espace urbain, on sort d’un usage prescrit par l’urbaniste. Et les réseaux sociaux appartiennent à cette conception d’interactions normées et contraintes par un tiers.
Il y a un parallèle entre Internet, le World Wide Web en particulier, et la place publique, comme conception archétypale d’un espace ouvert aux citoyens. Dans Circumnavigation. L’imaginaire du voyage dans l’expérience Internet, Stéphane Hugon [8] fait d’ailleurs le lien entre la navigation sur Internet et la dérive dans la ville, à partir de l’expérience des usagers et de cette terminologie qui évoque une expérience de voyage virtuel : navigation, site, adresse… L’attrait accru et récent pour les formes d’intervention urbaine, du graffiti à l’art contemporain, est lié au fait que les usagers du web croisent au détour de leur navigation quotidienne des images documentant des œuvres présentes dans l’espace urbain. Il y a une sorte d’emboîtement et de continuité entre les différents niveaux d’expérience, directe ou par procuration, qui s’instruit de par le déplacement. Internet permet d’entretenir un désir de découvrir l’œuvre dans son contexte et de se projeter dans cette expérience potentielle, que l’on connait parce qu’on l’appréhende lorsque l’on se déplace dans la ville et que l’on est déconnecté, away form keyboard.

MF : À propos d’Internet et des réseaux sociaux, vous avez mis en place un compte de réseau social appelé Twittoeuvres [9]. Il s’agit de lancer des idées d’interventions dans l’espace urbain sous forme de tweets, accessibles à tous. Pour vous, la description d’une oeuvre est déjà une oeuvre en elle-même? Qu’adviendrait-il si un autre artiste venait à réaliser l’une de ces oeuvres, sciemment ou non?

MT : Twittoeuvres est autant un hommage à Édouard Levé [10] qu’un carnet de notes. C’est une manière de partager la créativité et de rappeler que les idées appartiennent à tout le monde. Quand on est dans un espace dédié à l’art, il y a toujours cette question de l’originalité qui revient, de celui qui l’a fait le premier. Je pense que l’important ce n’est pas celui qui le fait le premier mais celui qui le fait le mieux.
Dans la formulation de ces statements en 140 caractères, il y a une manière ludique, elliptique et ouverte de revenir à ce que l’art conceptuel recèle de démocratique : la force unitaire que contient l’acte créatif n’est pas propriétaire, elle appartient à tous parce qu’elle est partagée.

MF : En théorie tout le monde peut donc réaliser ces oeuvres ?

MT : Tout à fait. Quand j’ai commencé ce compte, je me suis de prime abord posé la question de sa finalité, qui tendrait vers une publication papier pour faire écho à Œuvres de Édouard Levé justement. La publication permet de concrétiser les choses, et induit un rythme de la consultation différent. Quand j’aurai fini, si je finis un jour Twittoeuvres, je voudrais faire un répertoire de toutes les occurrences de ces idées que j’ai notées, réalisées par d’autres artistes.
Par exemple, en regard de cette idée des fruits embrochés sur du mobilier anti-vandalisme [14], j’ai découvert que l’artiste ukrainien Vova Vorotniov [15] avait pour sa part embroché des oranges sur une grille sans connaître l’existence mon geste. Cette variation n’épuise pas pour autant l’idée.

MF : Arrivez-vous à vivre de votre travail « malgré » cette diffusion gratuite des idées ?

MT : Oui, je choisis de ne pas vendre la documentation de mon travail d’intervention comme œuvre, mais je fais aussi en regard de ces interventions des œuvres destinées aux espaces dédiés à l’art comme n’importe quel artiste. Ce choix est avant tout pragmatique. Je préfère être invité pour réaliser une intervention dans la ville plutôt que ce soient mes documentations d’œuvres qui circulent. Je suis lucide sur le fait que leur visibilité dans un espace dédié aura beau valoriser mon travail et lui conférer potentiellement une valeur d’échange, cette valeur ne me permettra pas de me sustenter en cas de vente à un tiers collectionneur privé ou public. L’achat d’œuvres relève de l’exception pour la majeure partie des artistes plasticiens et je préfère déconstruire pragmatiquement ce fantasme en intégrant les conditions de ma rémunération à ma démarche. Ainsi, je suis susceptible de présenter une documentation d’intervention à la condition que la structure qui l’accueille m’invite, me défraie et me paie pour réaliser la dite intervention. Et de cette manière, la participation à une exposition devient pour moi un prétexte à la découverte d’une nouvelle ville, d’un nouveau contexte à partir duquel je peux développer mon activité artistique.

MF : Au vu de cette différence de statut entre art hors-les-murs et art plus conventionnel, quels sont les enjeux de l’art urbain aujourd’hui ?
Est-il informatif ? Dénonciateur ? Décoratif ?

MT : Les enjeux de l’art dans les espaces dédiés ou dans l’espace urbain dépendent des œuvres et des contextes où elles sont implantées. L’actualité des enjeux de l’art urbain comme ceux de l’art contemporain est assurément à rebours des logiques verticales, coloniales et propriétaires.

MF : Quel est alors plus précisément l’impact de ces interventions sur le public, qui est moins ciblé et certainement plus hétérogène que celui des expositions dans les lieux d’art ?

MT : La quotidienneté de l’intervention urbaine permet une compréhension immédiate, au premier degré, qui est une des clés de son succès auprès d’une large audience. Il y a une démocratisation à l’œuvre que l’on constate de manière évidente dans l’intérêt grandissant – bien qu’assez caricatural – que les médias de masse portent à l’art ces dix dernières années. Comme l’intervention urbaine est contextualisée, interdépendante du territoire où elle s’inscrit, les clés de lecture de celle-ci sont autour de nous. Alors que dans l’espace de l’exposition, qui est un espace dépouillé comme une sorte de laboratoire, les clés de lecture de l’œuvre si elles ne sont pas forcément évoquées ou explicites dans l’espace où l’œuvre est appréhendée sont à l’extérieur, dans la société. L’art dans l’espace urbain réalise le souhait, cher à Robert Filliou, de s’inscrire dans une quotidienneté et d’exercer ainsi de manière virale une transformation de notre imaginaire. Il n’est pas nécessaire d’avoir une connaissance de l’histoire de l’art dans son ensemble pour apprécier l’art urbain, mais il faut apprendre à regarder et analyser son environnement pour aller au-delà d’une lecture au premier degré. Ce phénomène n’est pas réservé aux interventions dans la ville. Avec la diffusion des œuvres d’art sous forme de reproductions par le biais d’Internet, on peut constater les mêmes effets auprès des digital natives, qui sont de plus en plus familiers avec les œuvres et leurs enjeux, sans pour autant fréquenter d’avantage les musées que les générations précédentes.

MF : Vous avez participé à de nombreuses expositions dans des lieux institutionnels, tels des centres d’art ou des galeries. Comment positionnez-vous votre travail « hors-les-murs », dans l’espace public, par rapport à ces lieux auto-proclamés « lieux d’art » ?

MT : Pour moi ces deux modes de présentation ne sont pas incompatibles. Les enjeux sont différents et propres à chaque espace et il s’agit d’en être conscient. Un lieu d’art associatif, un Artist Run Space ou un centre d’art a tendance à valoriser une recherche artistique en train de se faire. Tandis qu’une galerie d’art privée oriente forcément les œuvres qui y sont exposées en fonction d’impératif de marchandisation. Un fonds d’art contemporain a pour objet de constituer un corpus représentatif d’œuvres marquantes dans une perspective de conservation et d’étude. Un musée, qui se fait l’écho de tous ces aspects, a une fonction de reconnaissance et rassemble des œuvres susceptibles de donner une lecture raisonnée de l’histoire de l’art.
Quand j’expose des gestes que j’ai réalisé dans l’espace urbain dans un de ces espaces, je remets en question la proposition initiale, je la déplace, la réactualise et lui donne une autre forme qui trouve une certaine autonomie en regard de l’intervention urbaine qui l’aura précédée et qui s’accorde avec les enjeux du lieu où elle est donnée à voir. Cela permet par exemple de s’attarder sur le processus, le travail de recherches préliminaires ou la post-production sous forme de documentation, qui par définition sont la face immergée de l’intervention dans la ville.

MF : Pour finir, vous faites partie de plusieurs associations d’artistes: duo Les Frères Ripoulain [18] avec David Renault, collectif BIP [19] (Bureau d’Investigation Photographique), membre de plusieurs réseaux d’artistes… En quoi cela vous aide-t-il a développer votre recherche personnelle ?

MT : Le travail en collectif permet de rencontrer d’autres subjectivités. Dans une œuvre produite à plusieurs, l’adresse est forcément plus riche et complexe, parce que l’œuvre est l’écho d’un débat entre plusieurs auteurs plutôt que l’expression auto-réflexive d’un auteur seul.

[1] DUCHAMP Marcel. Duchamp du signe. Écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet. Manchecourt: Flammarion, 1995. 320p

[2] PAL Crew. Tumblr: https://www.tumblr.com/tagged/pal-crew

[3] SAEIO. Site: http://saeio-lol-killer.tumblr.com/

[4] GAULON Benjamin. Site: http://www.recyclism.com/

[5] MEDIENGRUPPE BITNIK. Site: https://wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww.bitnik.org/

[6] DOWNEY Brad. Site: http://www.braddowney.com/

[7] TREMBLIN Mathieu. Drop Furniture, Produit à Dresde, 2015. Métal, soudure, peinture, base de panneau routier, dievrs objets trouvés. 100X140x64 cm

[8] HUGON Stéphane. Textes: https://www.cairn.info/publications-de-Hugon-St%C3%A9phane–1385.htm

[9] TREMBLIN Mathieu. Twittoeuvres, https://twitter.com/twittoeuvres, 2010 à 2015 et plus

[10] LEVÉ Edouard. Site de l’éditeur: http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=5756

[11] TREMBLIN Mathieu. Fruits skewer, Nijmegen (NL), 2011. Broches anti-vandalisme, fruits. 100X100 cm

[12] VOROTNIOV Vova. Site: http://vovavorotniov.tumblr.com/

[13] LES FRÈRES RIPOULAIN. Avec David Renault. Site: http://www.lesfreresripoulain.eu/

[14] BIP. Collectif avec Antoine Chaudet, Bruno Elisabeth, Richard Louvet, Damien Mousseau, Émilie Traverse, Mathieu Tremblin, Philémon. Site: http://www.bipagence.com/le-bip-un-collectif/

Entretien avec Marina Fedorovsky, étudiante en Master recherche arts plastiques, Université de Strasbourg, 4 décembre 2015.


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