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Serena De Dominicis : Dans une interview tu a dis : « I want to make city playful, poetic and open to appropriation. » qu’est-ce que tu entendais exactement et quel est ton rapport avec l’héritage des situationnistes ?

Mathieu Tremblin : Mon rapport à la ville s’instruit graduellement d’une posture d’arpenteur, vers celle d’observateur, d’usager et enfin d’artiste. La pratique de la ville en tant que citoyen ou consommateur est le priori de toute intervention artistique dans l’espace urbain en ceci qu’elle permet par l’expérience de terrain une prise de conscience des limites et des conventions d’usages propre au territoire. La notion de jeu est ainsi fondamentale ; s’il y a des règles, cela veut dire qu’il est possible de jouer jouer le jeu – c’est-à-dire de respecter les prescriptions d’usages des espaces qui sont organisés par les planificateurs, urbanistes ou architectes, mais aussi les us et coutumes d’un espace – ou de jouer avec les règles du jeu même – en prenant actes des débordements qui sont le fait quotidien des citadins, allant d’un non-respect à la négligence (par exemple : traverser en dehors des clous, jeter son chewing-gum par terre, abandonner des encombrants sur la chaussée pour que d’autres puissent les récupérer ou déposer ses détritus hors des poubelles prévues à cet effet ou encore traverser un espace vert plutôt que d’emprunter le trottoir pour se rendre d’un endroit à un autre).
Je suis attaché à la notion d’urbanité Libre, convaincu que la pratique de la ville devrait relever de l’exercice de liberté. Or il me semble que la manière dont les gouvernants se la représentent – une entité soumise à des variables technocratiques – est en décalage avec celle que l’on peut se faire à une échelle humaine – comme un écosystème sensible. Il existe donc entre ces deux approches des zones grises, des espaces qui sont autant le lieu de rapport de force que de lâcher-prise. Et ce sont ces endroits que l’artiste peut être amené à investir, pour rendre équivoque leur existence et en révéler leurs enjeux, et participer comme tout citoyen à leur extension : faire public au sens d’en activer la dimension publique, ouverte aux usages singuliers et collectifs de l’espace public au-delà de la question législative. Du geste citoyen spontané et/ou involontaire au geste politique et/ou artistique intentionnel, c’est plus que l’expression d’un contre-pouvoir dont il est question, une désobéissance civile légitime et nécessaire à même de Et de produire un dépassement de l’horizon fonctionnaliste de la ville et/ou un renversement symbolique en regard du sur-investissement des espaces par la communication visuelle institutionnelle, signalétique publicitaire ; puisqu’en en proportion, les espaces d’expression libre dans la ville sont minoritaires en regard de la densité de population et de la prégnance des autres formes d’expression régulées.

En regard de l’héritage des Situationnistes, j’ai surtout été attentif aux concepts opérationnels qu’ils ont mis en œuvre comme le détournement et la psychogéographie, et chez eux aussi, le jeu est une notion fondamentale. Ils amènent le marcheur à être en prise avec la géographie des émotions que l’on peut ressentir lorsque l’on traverse un territoire chaud (pour reprendre l’expression de Francesco Carreri à propos de ces espaces chargés de vie urbaine). Dans mon désir de mettre en œuvre des gestes qui résonnent avec la part informel du vécu urbain, avec ce qui est déjà-là, il y a la potentialité d’expérimenter la cohérence réversible du monde.

SDD : J’ai été impressionné par tes commentaires sur la condition urbaine actuelle, ce qui dénote une certaine connaissance des racines des problèmes urbains. Quel sont tes sources théorique (s’il y en a) ?

MT : Ma connaissance de la condition urbaine actuelle est liée à deux approches, l’une pratique, à travers la marche et l’observation de la ville et l’autre théorique qui permet d’éclaircir des ressentis ou des intuitions advenus lors de l’expérience de traversée urbaine. Mes sources sont oscillent entre la littérature, la sociologie, la philosophie ainsi que des écrits d’artistes : Italo Calvino, Georges Perec, Philippe Vasset, Don DeLillo, Pierre Bayard, Pierre Bourdieu, Marc Augé, Michel de Certeau, Serge Tisseron, André Gunthert, Stephen Wright, Thierry Paquot, Anne Cauquelin, Hannah Arendt, Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Henri Lefebvre, Les Situationnistes, Hakim Bey, Francesco Carreri, Gilles Clément, Étienne Cliquet, le Laboratoire d’urbanisme insurrectionnel.

SDD : Tu fais des interventions dans les rues, dans le tissu urbain sans chercher des rapports directs avec les citoyens. Pourquoi ?

MT : Au-delà de la prégnance du fonctionnalisme, du consumérisme et des dispositifs de contrôle, je considère l’espace urbain comme un écosystème sensible construit intentionnellement ou non par les citoyens. Dans ma pratique artistique, j’introduis des perturbations, des éléments contradictoires qui forcent le regard ; je ne m’intéresse donc pas de prime à bord aux individus en tant qu’être sociaux mais à la manifestation de leur présence, à la ville comme interstice et comme interface de leur volonté et de leurs désirs. Je fais le distinguo entre la fonction sociale et la fonction artistique de l’intervention, tout en étant conscient qu’elles sont liées par une dimension politique, qu’il y a une perméabilité entre les paroles et les actes. Et c’est sur cette relation de perméabilité, horizontale, que je me concentre, puisqu’il me semble problématique dans notre société de gouvernance par les nombres de réduire la qualité d’une proposition artistique à l’évaluation de sa réception, à l’adhésion qu’elle génère dans le champ social. Ainsi Je ne signe pas mon travail afin qu’il ne soit pas reconnu en tant qu’art, qu’il soit de l’ordre de la mémétique plutôt que de l’original. Je me positionne en tant qu’usager, certes averti et prescripteur, en veillant à ne pas reconduire in vivo des rapports de pouvoir et de domination existants comme la posture démiurgique que l’on attribue tantôt à l’artiste tantôt au gouvernant.
Si un dépassement de l’art est possible – un autre horizon que l’art pour l’art, peut-être celui d’un art pour la vie – alors il importe d’expérimenter par soi-même le caractère insurrectionnel d’une pensée en actes, sans intermédiaire, sans dispositif de contrôle ou de validation. La transformation empirique du regard sur la société nécessite l’engagement de la responsabilité individuelle. Cette nécessité intrinsèque à tout geste artistique dans la ville, de se défaire de l’autorité de la signature, est une condition nécessaire pour participer à la mise en œuvre du commun.

Entretien avec Serena De Dominicis, doctorante en Sciences de l’Art, université Aix-Marseille, août 2016.


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